vendredi 31 mars 2017

SOUVENIRS DU XXI ème SIECLE : UNE ALGERIENNE EN ILE-DE-FRANCE, ET BRETAGNE … (1ere partie)

Anna Gréki a re-traversé la Méditerranée en direction d’Orly sud dans mon sac à dos neuf…
En cabine elle a survolée ce qu’on appelle depuis des millénaires la mare nostrum  et le vieux continent à quelques 10 000 mètres d’altitude…
Je m’en étonne, comme je m’étonne de ce monde où Colette, alias Anna Gréki, ne marchera plus à travers les rues d’Alger ou de l’ex Bône (Annaba), ne prendra plus un autocar poussif, un train inox ou un bateau, ne lèvera plus ses yeux vers le ciel suivre la trainée blanche d’un jet, le vol d’une tourterelle, d’un corbeau, d’une corneille, ni commander ici ou ailleurs un noir à une terrasse de café (avec une mousse qui tourne en gros plan comme dans un film de la nouvelle vague) ni surtout déclamer les premiers vers d’un nouveau poème dans sa tète de femme libre…


Pourtant dans ma traversée de l’immense et beau Paris, cette mégalopole lancée en quatrième vitesse dans la campagne des présidentielles et tout ce qu’elle suppose de vacheries et de coups bas, Anna est bien là avec ses livres, sa culture plurielle, son humeur, sa mémoire et une grande partie de son idéal humaniste et solidaire ; elle qui a bien connue les bancs et les couloirs de la Sorbonne à l’époque de la bataille de Dien Bien Phu (mai 1954), moment où avec ses « camarades des colonies » elle dut affronter les étudiants extrémistes de droit dirigés par un certain Le Pen… 

Mélanchon aux feux rouges d’un rond point de Bercy…


Pourtant à quelques dix minutes-un quart d’heure après la sortie de ses cours en littérature moderne, j’imagine bien la jeune Colette (notre poétesse non encore totalement connue et reconnue) passer prés de la statue de Montaigne, traverser l’ile de la Cité avec un clin d’œil mi tendre-mi moqueur à l’imposante Cathédrale Notre Dame pour, de l’autre coté de la Seine sillonnée de lourdes péniches, aller flâner aux Marché aux fleurs édifié de kiosques style 1900 agréablement entourés d’arbres…  Elle y allait peut être avec son aimé Ahmed Inal disponible entre deux de ses innombrables réunions syndicales ou politiques…

Le Marché aux fleurs à la place Louis Lépine (Gouverneur Général de l’Algérie durant deux ans,
Préfet de police de Paris qui en modernisa les modes d’alerte…)

Un itinéraire qui la conduisait certainement jusqu’aux Halles, « le ventre de Paris », comme Zola titrait un de ses romans ; ces immenses halles au cœur de paris, bruyantes et hautes en couleurs humaines qui ont complètement changé d’aspect aujourd’hui à plus de soixante ans de distance… 

La Canopée-sortie Forum des halles en fin de journée….

Chez mon ami Jacques Fournier (qui a vécu dans le Dahra, à Sidi Ali [ex Cassaigne] pas loin de Mostaganem, jusqu’en 1947, avant de « monter » faire ses études de sciences po à Paris), je trouve des encadrés noir et blanc  de ce que furent les halles d’alors lui qui habite un appartement dans la  coquette rue Montorgueil passée à la postérité grâce à une peinture de Claude Monet en 1878 …

Au bout de l’image, à droite, la rue Montorgueil…..

Une femme décharge des sacs d’oignons et des cageots de salade….
Ce qu’Anna a certainement observé avec une fierté de féministe d’esprit et d’espoir en 1953-54…

Mais que furent les autres impressions et pensées de Colette la bônoise en slalomant entre tant de commerçants, livreurs et milliers d’acheteurs penchés sur les étals à l’air libre sur la chaussée ?... Les casbahs du pays, peut être ; sinon les petits marchés des Aurès et de Collo de son enfance… Aura-t-elle aussi martelé les pavés gelés de ces ruelles du 1er arrondissement en cette terrible année glaciale où Paris dut allumer des braséros aux ronds points et coins de rues ?...

Sur une de ses tables de travail de l’ami Jacques je retrouve, a coté de ses propres ouvrages sur l’Algérie, mon propre « Anna Gréki, les mots d’amour, les mots de guerre », que je lui avais dédicacé  lors de son passage  à Alger en octobre 2016… (voir : http://djelfalger.blogspot.com/2016/12/tizi-ouzou-alger-jacques-fournier.html)



Je retrouve aussi là, à portée de main dans l’une de ses riches bibliothèques, l’édition sous jaquette du livre de Simone de Beauvoir et Giselle Halimi (avec un dessin de Picasso) défendant la cause de Djamila Boupacha qui subit le martyre après son arrestation en 1960 à Alger par l’armée coloniale… Collette/Anna était alors expulsée d’Algérie vers le sud de la France après son emprisonnement à Serkadji puis son passage au camp militaire de Beni Messous ; elle se retrouvera bientôt à Tunis où elle polira avec passion et patience son célèbre recueil « ALGERIE CAPITALE ALGER » écrit clandestinement aux cotés de Djamila Bouhired, Louisette Ighilahriz, Zhor Zerari et tant d’autres sœurs incarcérées ;  un recueil qui ne sera édité qu’en 1963 avec une préface de Mostefa Lacheraf lui-même libéré de la prison de Fresnes…

(photo : Abderrahmane Djelfaoui)

Sur ces étagères la tranche d’un livre de Pierre Bourdieu attire mon regard ; c’est un livre fait des photographies qu’il prit à ses débuts de carrière à Alger, entre 1958 et 1960 : « Images d’Algérie » ; images qui ne seront exposées et publiées que des décennies plus tard, après sa mort… L’une d’elle me rappelle mes pérégrinations d’enfant avec grand-mère ou avec grand père dans un Alger en guerre noyé de paras et de visages crispés par le soupçon, la peur ou la détresse ; mais pas rien que cela…

Pierre Bourdieu : « Images d’Algérie, une affinité élective » ;
Actes Sud/ Sindbad/ Camera Austria

Puis ce sont les boyaux du métro et ses correspondances pour me rendre dans le 15ème où je suis invité par le Centre Culturel Algérien de Paris.  J’interviens en soirée après Farid Benyaa (architecte, peintre et galeriste) pour, à travers de multiples anecdotes, retracer l’itinéraire hors normes d’Anna Gréki militante de la cause nationale et poétesse d’un humanisme sobre et percutant. Anna Gréki : cette femme au caractère trempé, généreuse et belle qui, je me souviens l’avoir dit, portait de longs gants blancs alors qu’elle n’était qu’institutrice dans un Alger auquel une armada de parachutistes faisait une guerre de professionnels
De la scène sous les spots où nous sommes assis Farid Benyaa et moi, je sens la forte attention de l’assistance parmi laquelle se trouvent la moudjahida Zoulikha Bekadour et Jacques Fournier…

Avec Farid Benyaa, lors de mon intervention du 15 mars (photo CCA)

Une auditrice me dit : « Nous étions suspendus à vos lèvres »... J’en suis ravi, ce qui n’empêche nullement le débat centré sur Anna d’être fraternel, pluriel, interrogatif et contradictoire. Tout fuse et se croise : l’Histoire, l’instruction, les témoignages, la démocratie et les grandes figures de notre révolution, les interpellations et les interrogations vives quant à ce que sera notre statut dans ce nouveau siècle qui s’ouvre avec peine…

Après les interventions sur scène et les débats qui ont été filmés, c’est la séance dédicace avec lecture des poèmes d’Anna en prime…




Avec Monia Saidi, juriste à Paris, admiratrice d’Anna lors de la séance dédicace

*




48 heures après (durant lesquelles j’ai pu visiter l’exposition « Les routes du sud » au Musée du quai Branly, je mets un petit lot de « mots d’amour et mots de guerre » dans mon sac à dos et me voilà faisant route par car puis par train vers la Bretagne où vivent ma fille et mon gendre… Sur ces 500 kms je regarde les paysages, étonné et émerveillé de tant d’arbres, tant de forets…
Je lis aussi le dernier livre de l’américaine Alice Kaplan qui enquête pas à pas, méticuleusement, sur la genèse du roman d’Albert Camus, « L’étranger » ; surtout l’histoire de « l’Arabe » sans nom… Une enquête qui la mène, il y a moins de deux ans, elle professeur à l’université de Yale (la deuxième plus riche du monde…) à poursuivre ses recherches dans les archives d’Oran… Les révélations à la fin de l’ouvrage, bien charpenté et bien écrit,  sont totalement inattendues. Un vrai pied de nez de l’histoire réelle à la fiction. A lire, relire…. Je me demande ce qu’aurait pensé Anna de ces révélations ; elle qui avait certainement une opinion tranchée sur ce roman et son thème de fond…



Albert Camus vs. Anna Gréki. Deux trajectoires de vie et d’écriture divergentes. Deux générations différentes avec deux types d’engagement qui ne se recoupent pas sur le nœud de vie essentiel à chacun…

Abderrahmane Djelfaoui

Prochain article-suite : SOUVENIRS DU XXI ème SIECLE : UNE ALGERIENNE EN ILE-DE-FRANCE, BRETAGNE ET SON RETOUR…



1 commentaire:

  1. Difficile de ne pas endosser avec toi un sac à dos tout neuf et le remplir à travers ce périple poétique et historique de pépites et d'extraordinaires''pshiit'';bruits
    Senteurs et couleurs de l'âme d'une grande Dame dans l'âme de la grande Dame Paris...Un Incroyable destin qui se poursuit dans des aventures livresques pour ne jamais cesser d'exister,car au-delà de la mort,il y a l'écrit éternel.merci poète

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