dimanche 18 décembre 2016

TIZI OUZOU – ALGER : JACQUES FOURNIER RACONTE MOHAND TAZROUT

… J’ai été invité à venir à Tizi Ouzou puis à Alger pour parler d’un livre publié sous ma direction qui vient juste de paraitre : « Mohand Tazrout. La vie et l’œuvre d’un intellectuel algérien ». Dans ce livre collectif ma part a été de décrire Mohand Tazrout tel que je l’ai connu comme mon beau père…
Pour comprendre cette relation, je dois dire que mon rapport à l’Algérie remonte à mon enfance passée dans le Dahra à Sidi Ali (ex Cassaigne, où mon père était médecin de campagne) et dans l’ouest algérien. Il faut aussi dire que lorsque j’ai commencé mes études supérieures en France à sciences po en 1947 j’ai rencontré là Jacqueline Tazrout qui était la fille de Mohand Tazrout, homme que j’ai bien connu ; enfin au fait que je me suis vivement intéressé  au conflit qui se déroulait dés 1954 sur le sol algérien. Si je suis parti très tôt d’Algérie, l’Algérie m’aura très vite rattrapée ! J’ai ainsi une relation personnelle forte avec tous ces thèmes …

Depuis 2000 je suis revenu plus souvent en Algérie où j’ai des amis, et j’ai été surpris de constater qu’en Algérie on s’intéressait à Mohand Tazrout (mort en 1973) lequel de son vivant avait été peu connu mais qui est maintenant redécouvert avec même la réédition de certains de ses livres. J’ai appris que des articles (de Kaddour M’Hamssadji) et des conférences (de Slimane Benaziez) ont été réalisés à son sujet. Des récits également ont été faits sur son existence dont certains sont d’ailleurs parfois fantaisistes selon lesquels, après avoir été institutuer à Teniet El Had il serait parti à 20 ans faire un voyage autour du monde, en Egypte, puis en Iran où il aurait appris le persan, en Russie juste avant la révolution soviétique où il aurait apprit le russe, et serait même allé en Chine pour ne revenir en Europe qu’en 1917…  On n’avait jamais entendu parler de ces choses là dans la famille ; il s’était d’ailleurs engagé en tant que tirailleur algérien dés le début de la guerre en 1914 et blessé et fait prisonnier pendant deux ans, jusqu’en 1916, au camp de Sussen où les allemands mettaient les prisonniers en provenance d’Afrique du Nord où ils essayaient par la propagande de les convaincre qu’ils étaient les amis des Arabes et des Turcs.... Il a d’ailleurs été naturalisé français par un  décret du 1er juin 1914 qui lui a donné le statut personnel français…
C’est pour ces raisons établies par des archives que je me suis intéressé à connaitre de manière plus profonde et précise la personnalité de mon beau père.
C’est ainsi qu’avec d’autres personnes qui ont travaillé sur Tazrout, d’une manière extrêmement sérieuse et documentée en France comme en Algérie, nous avons élaboré un livre de plusieurs regards croisés sur lui.



Mon regard d’abord, qui est celui de son gendre, suit de prés son existence et tient compte à partir des discussions que j’ai eues avec lui de l’évolution de ses positions sur les rapports entre la France et l’Algérie au fil des grands évènements de l’histoire.
Le deuxième regard est celui d’une chercheuse malheureusement disparue aujourd’hui, Nedjma Abdelfattah Lalmi, qui a fait un article complet et extrêmement documenté que nous reprenons dans ce livre sur ses activités de germaniste ; Mohand Tazrout s’était effectivement spécialisé dans la langue allemande, il est allé jusqu’à la licence, il a présenté l’agrégation et est devenu professeur d’allemand et spécialiste des études germaniques en France. Il a traduit le philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936) en français, une traduction qui reste une référence jusqu'à aujourd’hui. Il rencontrera même Spengler pour lui demander des éclaircissements sur certains passages obscurs de son livre pour mieux le traduire. Tazrout a été dans le même temps un grand spécialiste de la sociologie allemande dans les années1920-1930 et a écrit de nombreux articles dans la Revue Internationale de Sociologie

Spengler, auteur de « Le Déclin de l’Occident »


Puis il y a une troisième approche qui est celle d’un historien algérien, Sadek Sellam qui est allé chercher dans les archives, a réédité certains de ses  livres comme « L’Histoire politique de l’Afrique du Nord » aux éditions Alem El Afkar, Alger, en 2012 et « L’Algérie de demain », en s’intéressant à son évolution politique sur le conflit algérien. Enfin le dernier regard est celui d’Idir Tazrout, un des lointains descendants de Mohand qui est journaliste et qui a participé à l’organisation il y a deux ans d’une journée consacrée à Mohand Tazrout à la Bibliothèque nationale d’Alger ainsi qu’à la confection d’un film documentaire de court métrage sur cet intellectuel qui a commencé à se faire connaitre entre les deux guerres mondiales.


 Affiche de la rencontre d’avril 2015 à la Bibliothèque nationale d’Alger

C’est à partir de ces regards croisés et à partir de l’exhumation d’archives importantes que nous avons réalisé ce livre de prés de 300 pages qui apporte des éléments nouveaux permettant de lever un bon nombre d’incertitudes qui existaient sur le parcours de vie de Tazrout.
Autour de ce livre, j’ai donc fait une conférence à la maison de la culture de Tizi Ouzou le mardi 29 novembre et nous avons profité de cette occasion pour, la veille, faire avec mes amis universitaires de Tizi Ouzou et avec Idir Tazrout une excursion jusqu’au village très escarpé de Mohand Tazrout, son village natal qui s’appelle Tazrout, situé dans la commune des Agrhribs où il y a encore sa maison en ruine, mais pour laquelle il y a maintenant un projet de réhabilitation et de rénovation dans le cadre du patrimoine.
Toute la famille et descendance des Tazrout est là dans ce village de montagne, chacun avec sa maison. On sent que la terre joue un rôle essentiel dans la culture de ce pays.

Mohand Tazrout avec sa chéchia rouge sur la tète en 1953


J’ai aussi pu voir l’école où Mohand Tazrout avait été formé par deux instituteurs français auxquels il était très attaché, les époux Janin, cela parallèlement au fait que le père de Mohand lui avait dispensé un solide enseignement du Coran. Je me suis rendu compte qu’il fallait une bonne demie de marche entre la maison et l’école, un parcours que nous avons fait à notre tour dans les pas de l’enfant que fut Mohand Tazrout…
Nous avons été reçus par le maire des Aghribs qui s’intéresse aussi à l’évènement. C’était pour moi une journée sympathique et fantastique ! D’ailleurs plusieurs de ces personnes que nous avions rencontrées dans ce village de montagne sont descendus le lendemain matin en ville pour assister à ma conférence à la Maison de la culture de Tizi Ouzou…

La longue maturation d’une Algérie retrouvée…

Pour moi la connaissance du parcours de vie et parcours intellectuel de Mohand  Tazrout s’est faite par étapes. Arrivant à la retraite et me réinvestissant sur la question algérienne j’ai d’abord écrit un livre de souvenirs, un livre autobiographique qui s’intitule « Itinéraire d’un fonctionnaire engagé »  publié chez Dalloz en 2008 où je parle de mon enfance algérienne et où j’évoque déjà en deux ou trois pages le personnage de Tazrout.
Un peu plus tard, je me suis investit davantage avec le voyage que nous avons fait ensemble comme tu t’en souviens dans l’ouest algérien, avec un nouveau livre où je reprends et j’approfondis mes souvenirs de l’Algérie tout en portant un jugement sur son évolution et sur sa situation actuelle. Ce livre paru en 2014 s’intitule « L’Algérie retrouvée » publié chez Bouchène à Paris et Médias Plus à Constantine.


*

[J’écrivais moi-même sur ce livre il y a prés de deux ans dans le quotidien reporters: « Cet  ouvrage est écrit  par un auteur français de haute formation, rigoureux, intègre et décontracté. Jacques Fournier, d’obédience socialiste aura été au long de sa carrière ancien membre du Conseil d’Etat et Président de deux entreprises publiques : Gaz de France et la SNCF… 
L’auteur nous apporte en huit chapitres un éclairage inattendu sur nombre d’aspects méconnus de la colonisation terrienne dans le constantinois (à l’époque de ses grands parents maternels portant le nom allemand  de Messerschmitt) ; sur la région pauvre et rebelle du Dahra où il a passé son enfance; sur la mise en perspective d’autres faits vécus à l’âge adulte lors de la guerre d’Algérie, mais également une réflexion de première main sur l’expérience de décolonisation dans l’autre grand pays du Maghreb qu’est le Maroc des années 50/60… 
« … Au cœur du livre, notamment entre les pages 75 et 87, nous apprenons qu’au fil de l’avancée de sa carrière dans la haute administration française durant les années 50/60, Jacques Fournier aura « traversé » à de nombreuses et fugitives reprises une Algérie où il a pourtant vécu dix ans de sa vie sans la connaitre.  Il y revient en tout cas avec une vision et des préoccupations imposées par le mouvement réel de l’histoire qui sont à l’opposé des préoccupations aveugles de ceux que l’on nomme « les pieds-noirs » .
« Et de souligner sereinement (page 103) : « Je retrouve en Palestine contemporaine, dans un contexte certes différent mais avec les mêmes données de base, toutes les formes revêtues dans le passé par la présence française en Afrique du Nord ».
Avec l’aide de l’ami cinéaste Mostefa Abderrahmane de Mostaganem, j’accompagnais moi-même le 7 mai 2005 Jacques Fournier à Sidi Ali dans ses pathétiques retrouvailles  d’un village d’enfance où le hasard lui fait d’abord rencontrer le paysan Belhamiti qui fut soigné par son père soixante ans auparavant ! Chaleureuse empoignade. Les deux hommes d’âge vénérable bavardent au bord du champ, bord de la route… Puis Jacques Fournier demande l’homme du pays ce qu’il a fait « après »…. Et l’autre de répondre, fièrement : « Mon université fut le PPA [le Parti du Peuple Algérien]»…. Belhamiti est aujourd’hui le doyen des moudjahidine dans le Dahra… ]

Jacques Fournier avec le moudjahed Belhamiti à Sidi Ali (ex Cassaigne) mai 2005


« … Le Dahra, écrit-il page22, est une région montagneuse, relativement isolée, dont on ne parle que rarement, même aujourd’hui.  Elle a, surtout dans sa partie est,  au-delà de Cassaigne, vers les agglomérations qui s’appelaient alors Renault et Orléasnville, connu beaucoup de violences pendant la conquête.  Je ne l’ai appris que bien plus tard, par des lectures.  C’est dans le Dahra qu’ont eu lieu dans les années 1840 les « enfumades », massacres organisés de combattants et de leurs familles réfugiées dans des grottes…. Mais je n’en ai jamais entendu parler ni dans mes cours d’histoire ni ailleurs. Pas plus que je ne connaissais le nom de Sidi Ali, qu’a retrouvé maintenant Cassaigne. Il est probable que ce nom était présent dans la mémoire locale, mais je ne l’ai jamais entendu prononcer avant 1962.
« Est-ce un hasard, si parmi les attentats qui ont marqué au 1er novembre 1954, le début de la guerre d’Algérie, il y en a eu un à Cassaigne, au bordj, dans le haut du village, là où se trouvaient réunis les trois symboles de la colonisation : l’église, l’école et (c’est elle qui a été attaquée) la gendarmerie ? »]


*

Après ce livre donc, et rencontrant en Algérie même ceux qui travaillaient de leur coté sur Mohand Tazrout, j’ai pris avec eux des contacts et nous avons décidé de faire ce dernier ouvrage collectif. Cela a d’abord commencé par la réédition des écrits de la dernière période où Mohand Tazrout prenait position sur le conflit algérien, notamment un livre qui s’appelle « L’Algérie de demain » ; un livre que j’ai fourni moi-même parce qu’il n’existe presque plus nulle part et qu’il m’avait dédicacé et où il décrit comment il voit l’avenir de l’Algérie. Un livre qu’il avait publié en 1960-61, à un moment où l’indépendance n’était pas acquise, livre écrit sous un pseudonyme de Moutawakkil. Nous avons réédité ce livre en France début 2016 avec une petite préface que j’ai rédigé et une introduction de Sadek Sellam.


Un livre dont l’ouverture, le prologue intitulé Fatihat est tout un programme puisque Tazrout y écrit et affirme…
Algérien
Qui n’est rien,
Tu n’es pas un vaurien,
Je veux que tu sois demain
Le maître et non le vilain
De ton corps, de ta main,
De ton esprit altier,
De ton âme en entier,
Si tu sais défier
Les tortures des juges,
Les pièges des transfuges,
Les ruses sataniques de Gallus,
Les fraternisations de Massus.
Ils ne peuvent rien contre toi,
Ne peuvent rien contre la loi
Du peuple fier qui seul est roi,
Peuple oranais, peuple algérois,
Et peuple du constantinois.
Amen !

Comme une étrange ressemblance physique avec Messali El Hadj


Des livres que nous espérons être très bientôt disponibles en Algérie et pouvoir être ainsi entre les mains entre les mains de toutes celles et ceux qui réfléchissent, méditent, s’inspirent et créent eux-mêmes  à partir des corpus et des questions complexes de notre patrimoine immatériel

Propos recueillis par Abderrahmane Djelfaoui

Soirée ADPE

Jacques Fournier a été, mardi 29 novembre en soirée, l’invité de l’Association pour le Développement et la Promotion de l’Entreprise (ADPE) à Alger où l’auteur a exposé avec une exceptionnelle clarté les principaux aspects de son nouvel ouvrage sur Mohand Tazrout ainsi que de ses souvenirs avec la famille de son beau père. 


Jacques Fournier a dédicacé un exemplaire de son ouvrage « Mohand Tazrout, la vie et l’œuvre d’un intellectuel algérien » à l’ADPE le remettant aux mains de son vice Président Daoud Krimat.

(Photo Abderrahmane Djelfaoui)


Photo Abderrahmane Djelfaoui

Dans une seconde partie de la soirée, les souvenirs sur l’Algérie aidant, des échanges multiformes et riches ont eu lieu sur l’évolution de la situation actuelle de l’Algérie en tant que nation ainsi que de ses rapports nécessaires, difficiles et contradictoires, avec la France. A ce sujet nombre de questions aigues ont été abordées entre autres par deux experts pétroliers Mourad Preure et Hamid Krimat sans faux fuyant dans la sérénité et la bonne écoute. Jacques Fournier a dans ce contexte évoqué ses souvenirs de manager en tant qu’ancien Président de Gaz de France et de la SNCF.
A l’issue de cette discussion un méchoui était offert et partagé  en toute convivialité et bonne humeur.




Abderrahmane Djelfaoui

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