vendredi 27 novembre 2015

HOLLYWOOD POUVAIT-IL ETRE UN PARADIS ?

Connaissez-vous David Niven ?... Je vous vois pris (e) d’un instant de suspension … Non, il n’a pas été Premier Ministre ou ministre à une quelconque époque de la Grande Bretagne, comme son nom semble le laisser croire.  Homme politique, il aurait été à coté de la plaque, malgré son humour et son talent.  En fait, la raison du no man’s land politique du citoyen britannique David Niven est qu’il a émigré de l’Empire de la Couronne pour aller chercher, jeune,  subsistance, là-bas, outre Atlantique. … La misère de la vie le mènera plus loin encore vers l’ouest, à Hollywood. (Il ne fallait pas moins de dix jours de conduite rapide par route, ou deux jours et deux nuits en train, pour de la cote Est atteindre Los Angeles-Hollywood…) Niven y deviendra célèbre auprès de Gary Cooper ou de Deborah Kerr, après avoir bien entendu fait tous les petits boulots ingrats qu’on peut imaginer et d’abord celui de mousse à tout faire sur les yachts de richissimes vedettes hollywoodiennes…

Décédé à 73 ans en Suisse, il laisse en plus de ses films un savoureux gros livre de mémoires, finement construit et écrit : « Etoiles filantes : les dieux et les déesses d’Hollywood  vus par Davis Niven »…


Mais comment diable le livre de ce sacré zyeux-bleus me serait-il tombé entre les mains, si chacun de vous en son âme et conscience ne se souvient nullement avoir vu la couleur de sa jaquette dans les librairies d’Alger, de Tiaret et encore moins celle de Annaba ?...
Réponse simple à une question « simple » : c’est un ami qui me l’a prêté dernièrement. Il est vrai que l’état du livre avait du connaitre de nombreuses avanies  au point que j’ai lifté  l’image de sa couverture. Mais il est toujours (magnifiquement) à lire. L’ami en question l’a un jour récupéré par hasard dans le réseau (mystérieux) d’un marché aux vieux livres usés et autres objets hétéroclites. Et savez vous où ?..  A Douéra, une ville à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau à l’ouest d’Alger. Une ville où il n’y a bien entendu pas de salle de cinéma qui fonctionne comme il en est toujours de quelques centaines d’autres villes du pays…. J’ai même senti que, cet ami aurait aimé qu’on débatte tous deux de ce livre (dans la belle tradition de la cinémathèque et des ciné-clubs des années 70), un livre où l’on apprend que l’un des fondateurs d’Hollywood est le légendaire Cecil B. de Mille, futur réalisateur de « Les dix commandements »… L’ami – je vous le révèle- étant un photographe et un praticien des salles obscures qui a eu le privilège et le mérite d’être le premier assistant opérateur de Gillo Pontécorvo sur « La bataille d’Alger ». Ali Marok, qui aime autant les livres que les juxebox des années 50 dont il possède d’ailleurs un bel exemplaire de collection…

Ecole coloniale de filles de Douéra à l’époque héroïque du canotier….


L’ART DU CONTEUR

Vous le savez : il est fréquent de nos jours qu’on trouve sur le mur FB de nos internautes algériens d’ici , de France ou d’ailleurs très lointains des post sur « Boogie », de Lauren Bacall, Charlot-Chaplin, Marlene Dietrich, Jerry Lewis ou Clarck Gable en noir et blanc ou même en couleurs…. Eh bien, ces stars qui ont été portées au firmament de la célébrité étaient toutes des connaissances proches, des amies de David Niven. Et tout le charme du livre c’est qu’il nous les restitue mieux que ne le ferait un historien, peut être même mieux que ne le ferait n’importe quel film…
D’Eroll Flynn, grand coureur devant l’Eternel (et tète d’affiche de films tels « Les aventures de Robin des bois », « La charge fantastique », etc, etc), l’auteur rapporte ce dialogue entre eux :
« -(David Niven) : il parait que tu as encore deux procés sur les reins et tous tes problèmes fiscaux habituels, mais ça n’a pas l’air de te tracasser – comment fais-tu ?
-(Eroll Flynn) : J’ai découvert un livre passionnant que je lis tout le temps – il est plein de choses formidables.
Je le regardais d’un air interrogateur.
-Je veux bien te dire ce que c’est, mon vieux, mais je te préviens que, si tu ris, je te casse la gueule.
-Promis
-C’est la Bible, dit Flynn ». (page 139).

Amis à la vie et à l'écran, David Niven et Errol Flynn 
sont réunis dans un "film de guerre" exemplaire « La patrouille de l’aube » (1938)

A propos d’une grande actrice du cinéma et pas n’importe laquelle, Niven écrit page 186 :
« Robert Taylor, qui joua aux coté de Garbo dans « Le roman de Marguerite Gauthier, me dit qu’il avait trouvé cette expérience fascinante et tout à fait satisfaisante hormis l’obsession de sa partenaire…
‘Elle jouait, avec moi, des scènes d’amour et de mort, vêtue de ravissantes crinolines mais, pendant ce temps là, je SAVAIS qu’elle portait, sous sa robe, une vieille paire de pantoufles immonde »….

Robert Taylor et Greta Garbo, dans « Camille » de Georges Cukor, 1936

Juste une petite digression. Un an avant la sortie de ce film adapté de l’œuvre d’Alexandre Dumas (qui voulait dresser une fresque du Paris mondain du milieu du 19eme siècle), un de nos compatriotes faisait un séjour  remarqué dans la première ville de vie américaine de Niven, Chicago. Mostefa Bendebagh, casbadji de père en fils, miniaturiste et peintre de meubles de bois traditionnels y faisait un séjour professionnel de plusieurs mois. Sa manière de passer le temps et de gagner des dollars était vraiment cinématographique. Car que faire pendant de longs mois à Chicago à l’époque d’Al Capone et de la prohibition? Imaginez que passant un jour devant une usine d’assiettes, Mostefa Bendebagh (qui avait 29 ans- l’âge de David Niven à quatre ans prés), voit devant l’entrée une masse de ces assiettes mal finies jetées au rebus. Il s’informe et obtient l’autorisation d’en prendre autant qu’il veut. Alors, chaque matin Mostefa passant devant l’usine en prend un plein carton. Arrivé à la Foire où il tient un petit stand sur l’artisanat islamique algérien, il se met, toute la journée, à peindre le fond de chaque assiette d’une fleur et d’y ajouter « Souvenir d’Alger », puis de les mettre en vente. Succès inattendu. Ali Marok à qui Bendebagh avait rapporté cette anecdote ajoutait : «  Et je rentrais chaque soir à mon hôtel les poches pleines à craquer de dollars » !....

Edward G Robinson incarnant Al Capone à l’écran….


Pépé le Moko : un caïd parisien qui se cache dans la Casbah d’Alger

A Alger, 1937 c’est la grande année du théâtre algérien naissant avec Mahieddine Bachtarzi, Rachid Ksentini et Allalou, alors que le film français « Pépé le Moko », supposé être tourné à la Casbah et agrémenté d’une musique de Iguerbouchène sortait sur les écrans avec « la gueule  d’ange » de Jean Gabin… Mais ça c’est encore une autre histoire…

D’HOLLYWOOD A LA STEPPE….

Quand je préparais cet article, j’eus l’occasion au passage d’en parler à une amie  internaute de la haute steppe. Nora, a tout de suite eue le nom de Clint Eastwood à la bouche, un acteur né en Californie mais qui doit sa célébrité au réalisateur italien Sergio Leone…  Hollywood-Eastwood, un joli doublet bien sifflant… Mais, mieux qu’Hollywood et sa vedette adulée dans le rôle des l’inspecteur Harry, l’amie qui fut longuement enseignante de collège à Djelfa, se rappelle soudain, par flashs, de son cinoche d’enfance et les raconte…. Je ne peux résister à l’envie de vous faire partager la petite saveur de ce récit épique et romantique…
« Petite a l école primaire nous avions une projection tous les mois ... Ca me rappelles 3ammi Taha qui ramassait les quatre dourou- quatre fois cinq francs de l’époque… Mais les bons élèves ne payaient pas les quatre dourou.
La projection se faisait dans la cantine ... Il y avait de la bonne nourriture pour les petits en ces années 65-70… Le premier souvenir qui me revient est celui  du filet de lumière qui passait par dessus nos petites têtes ... Le bruit de l’appareil de projection et nos cris d’impatience au moment de remettre une autre bobine, parce qu’il n’y avait qu’un seul projecteur….Les petits se mettaient alors à crier. L’impatience des garçons était plus vive que celle des petites filles, bien sur. Surtout quand il y avait des censures de baisers et d’autres… Alors, oui, les garçons forcément ils affichaient leur colère. Mais nous les filles nous étions heureuses de pouvoir assister à ce double spectacle. Nous étions nous les filles très bien protégées ... Mais sans violence. Nous avions les premières places. Peu nombreuses mais choyées ... Il y avait aussi en ville  le cinéma Jacob remplacé aujourd’hui par El Kawakib (Les Astres).Mais pas pour les filles celui là... Les plus chanceuses se faisaient raconter le film hebdomadaire qui arrivait par le train dans un sac spécial en toile grise par leurs aînés ou cadets. L’alerte et jeune 3ameur venait une fois par semaine rendre le film projeté et récupérer le nouveau ...Ce gros sac gris de film que je surveillais de notre balcon a la gare m intriguait toujours ; aventures non connues…. Il y a de ça près de 50 piges, 50 ans… On appelait et interpellait le héros du film : "etfoul" et c était clair qu’il était toujours vainqueur même si nous tremblions pour lui. Spartacus,  Le fils de Spartacus, Zorro, les westerns ... Ga3 fihoum tefoul qu’on aidait par nos cris pour l’avertir que l’ennemi était derrière lui…. Et quelle fierté affichaient les garçons d’avoir sauvé le héros… C’est très loin mais mes genoux en frémissent encore … d’âge. Hhhhhhh »

La vielle gare à voie étroite de Djelfa ; comme au Far West…

Le cinéma Jacob de Djelfa selon une carte postale

LUXE, FUREUR ET VOLUPTE…

Aujourd’hui nos enfants ne connaissent plus ce plaisir, cette passion, et ne la connaitront peut etre jamais à moins que (pour certains) en vacances en Tunisie, ils n’aillent voir ce qui se passe dans une salle obscure….
Mais revenons à David Niven qui écrit page 105: « En dehors de Fitzgerald, les écrivains américains qui passèrent à Hollywood du temps où j’y vivais, furent, entre autres, Hemingway, Thorton Wilder, Zane Grey, Robert Sherwood, John Steinbeck, Irving stone, Raymond Chandler , Georges Kaufman, Moss Hart, Lillian Hellman, John O’Hara, Irwin Shaw, S.N. Behrman, Elmer Rice et Paul Galico. Le contingent britannique comprenait à lui seul des noms aussi célébres que Maugham, H.G. Wells, P.G. Wodehouse, Hugh Walpole, J.B. Priestley, Graham Green, R.C. Sherriff, Christopher %Isherwood, Eric Ambler et Frederic Lonsdale.
« C’était la plus vaste assemblée d’éclat littéraire qu’on eut jamais vue, mais la production de ces cerveaux, lumineux fut à tel point édulcorée, gâchée, filtrée par les producteurs mégalomanes, que seule une portion tragiquement infime parvint jusqu’à l’écran. Les écrivains, pour la plupart, mirent leur orgueil dans leur poche et encaissèrent les coups ».
F. Scott Fitzgerald, auteur du célèbre roman « Gatsby le magnifique » (1925), qui avait partagé un petit appart avec David Niven, mourra dans la misère à Hollywood laissant derrière le manuscrit de « Tendre est la nuit » et un roman inachevé « Le dernier nabab »…

Scott Fitzgerald avec Hemingway auteur de « L’adieu aux armes » (1927)

Le cinéma ce ne sont donc pas uniquement des images et des vedettes de rêves des pour des histoires sans cesse remises à l’ordre du jour. A Hollywood (tout comme à Bollywood en Inde, une des plus grandes productions mondiale de films ), le nerf de la vérité ce sont les capitaux et leurs porteurs qui en font des dieux. David Niven en écrivain attentif et caustique, nous entraine dans une mine d’or d’anecdotes et de révélations à leur propos. Chapitre après chapitre, par petites touches tout au long de 360 pages d’un ouvrage dense et vivant…  Il y aurait des dizaines et des  dizaines de pages  à citer. Truculentes. Surréalistes ou relevant  la folie des grandeurs. Celles des producteurs entreprenants et mégalomanes à la tète d’immenses studios industriels  qui avaient droit de vie ou de mort sur des dizaines de milliers d’acteurs, de techniciens de l’image et du son, d’écrivains, décorateurs, laborantins, costumiers, impresarios, journalistes, éditeurs et j’en passe…. Ces « nababs » sont passés à l’humour du peigne fin de Niven  dans leurs bureaux, studios, dans les restaurants les plus chics ou lors de réceptions fastueuses et folles autours de piscines de leurs résidences et ranchs dont seule Hollywood a su bien faire étalage mondialement… Ces « dieux » sont les magnats des Big Five (MGM, Warner Brothers, Twentieth Century Fox, Paramount, RKO) et Little Three (Universal, Columbia, United Artists) qui produisent 80% des films de Hollywood qui inondent la planète…
Un d’entre eux, fut le modèle d’un des plus célèbres films d’auteurs de l’histoire du cinéma : « Citizen Kane » d’Orson Welles. Cet empereur qui possédait une propriété de 970 kms carrés où circulaient librement des animaux sauvages (zèbres, bisons, autruches, buffles….) que personne n’avait le droit de toucher ou même d’effrayer n’était autre que William Randolph Hearst, patron de dizaines journaux, de magazines, de station de radio, compagnie de cinéma et dont la maitresse pendant 30 ans fut (au vu et au su de tous) la belle comédienne Marion Davies,  elle-même productrice d’une dizaine de films…

Marion Davies….


Et une petite trace de tout cela à … à… à Alger… Oui, fin des années 60, où un réalisateur haut de gamme d’Hollywood est invité à la Cinémathèque d’Alger. Celui là même qui créa le mythe de Marlène Dietrich avec « L’Ange bleu », « L’impératrice rouge »  et « Shanghai Express »… Joseph von Sternberg le réalisateur qui profita de son séjour pour visiter la Casbah que ne cessait de chanter le poète et comédien Momo qui préparait déjà « Tahya ya didou »…. Mais cela n’est pas consigné dans le beau livre de David Niven ; c’est une autre histoire que magnifiera peut être un jour Casbalywood…
En attendant ce nouvel eldorado ou paradis, l’espoir fait vivre…


Abderrahmane Djelfaoui



lundi 23 novembre 2015

Ali Hefied : Les vannes du souvenirs...

A l'occasion de la disparition du photographe Ali Hefied, puis de son enterrement à Koléa le vendredi 13 novembre 2015, j'ai rouvert un dossier datant de 1996 où je réalisais l'entretien qui suit . Hommage.


ALI HEFIED
Suffit-il d’un déclic pour que l’image soit ?

  
« Beaucoup d’Algériens aiment la photo, mais la photo n’a pas encore trouvée sa vitesse de croisière en Algérie. Cela s’explique par d’énormes problèmes au niveau de la formation et du recyclage, parce que les techniques évoluent, mais aussi et surtout au niveau des produits et matériaux de travail qui ne sont pratiquement pas disponibles sur le marché, ou trop cher…
   Tout cela et bien d’autres choses encore amènent le photographe à se cantonner malgré lui dans l’alimentaire, à faire face au plus pressé, aux nécessités du quotidien. Dans une telle situation, l’art ne paie malheureusement pas en Algérie, je veux dire pour faire un travail sérieux de recherche, d’artiste ».

    Propos désabusés ? A peine. Ce sont ceux d’un photographe de plus de trente ans de carrière. Ali Hefied, connu, entre autres, pour avoir photographié et permis de largement reproduire les œuvres des plus grands peintres algériens, dont M’hamed Issiakhem ou Mohamed Khadda dont il fut l’ami au même titre que Abdelkader Alloula… Mais ces quelques données ne seraient-elles que « de petits faits » de culture au vu de l ‘énorme crise politique,  matérielle et morale qui frappe notre pays et ne cesse de le faire souffrir ? En 1990, en tout cas, le Musée National des Beaux Arts du Hamma voulant consacrer une rétrospective à son œuvre de photographe, Ali Hefied en profita pour faire une donation de 80 clichés de sa collection au Musée. C’est à peu près ainsi qu’a pu naître la section photographie du Musée National des Beaux Arts.
   Juste retour des choses : en ce 14 novembre 1996, le Musée prend l’initiative de célébrer la Journée nationale de la photographie en ouvrant ses salles à l’exposition des travaux de deux photographes ainsi qu’au fonds offert par Ali Hefied.
   Hasard ? Il se trouve qu’à cette même période, en France, à Paris,  novembre est également consacré mois de la photographie où sont exposés les travaux de grands photographes à travers le monde.
   « Timidement, il est vrai, avec les moyens dont nous disposons, nous sommes nous aussi aujourd’hui en Algérie au rendez vous, ne serait-ce que pour une journée », dit Ali Hefied. « Ce que je souhaite, c’est que cette petite manifestation puisse prendre une dimension réellement nationale. Que d’autres musées du pays exposent d’autres photographes, non pas pour qu’on invente une journée de plus, mais pour qu’on retrouve les traditions de rencontres et qu’on rende, surtout, hommage à la photo, à l’image qui, pourtant, fait partie intégrante de notre vie de tous les jours. Pour que cette image puisse s’inscrire normalement dans le cadre d’activités artistiques de chez nous, que ce soit à Alger, à Oran, à Constantine, Annaba ou ailleurs ».
 
Ali ne cesse de fumer cigarette sur cigarette. Un paquet bien entamé est posé sur la table, près de la tasse de café matinale. Trois autres paquets, l’un sur l’autre, sont en réserve, posés là-bas bien en vue sur un meuble. Tension diffuse. Stress. Mémoire-déclic ouvrant les vannes du souvenir…
   « J’avais commencé à travaillé dans les années 60 dans un petit labo qui se trouvait au Chemin des Crêtes. J’étais là comme apprenti à nettoyer le labo, laver les cuves et cuvettes, etc. Ensuite j’ai fait un petit pas en classant les photos, enfin à tirer moi-même les photos. A l’indépendance, avec tous les besoins qui s’étaient fait jour, j’ai démarré comme reporter-photographe au journal Echaab de l’époque. De là j’ai poursuivi en faisant tour à tour le quotidien, l’agence de presse, l’hebdomadaire. Puis j’ai un peu travaillé pour le cinéma avec Nacef qui tournait Les Sourciers. Pour ce film, j’ai fait une très belle collection de photos en noir et blanc avec laquelle j’ai construit un photo-roman. C’était à l’époque du CNC, l’ancêtre de l’ONCIC puis du CAAIC… J’ai aussi un peu travaillé pour le théâtre ainsi que pour le reportage industriel et la publicité… »



De gauche à droite: Ali Hefied, Mahrez Amrouche et Ziani Nourredine, 
le 3 mars 1967 dans les locaux de l'hebdomadaire "Révolution africaine"

Itinéraire vers l’art et la beauté


   Innombrables déclics d’appareils que l’on imagine, et multiplicité d’images qui sont devenues, et ne cesseront de devenir au fil du temps, notre mémoire, celle du pays, de ses visages, réalisations, sites touristiques, évènements à la une, haltes, interrogations, sourires et peines…
   Fidélité des images silencieuses. Leur nécessité aujourd’hui comme pour d’autres générations, demain, afin de reconstruire le puzzle  enchevêtré  des réalités contemporaines vécues puis englouties par le temps ; contre le sentiment térébrant de l’éphémère…
   Ne dit-on pas que le palais du tsar Pierre le Grand put, après qu’il ait été détruit durant la seconde guerre mondiale, être totalement reconstruit « à l’image » de l’original  grâce à la masse de documents photographiques et autres qui avaient été, auparavant, prises de ce monument historique ? Et pour nous demain : la Casbah d’Alger, celle de Constantine comme tous les ksars du grand sud ? Vous me direz que c’est l’évidence même que d’essayer de préserver et d’accumuler ainsi les signes de nos traces. Peut être…
   Mais comment chemine-t-on dans ce métier jusqu’à la photo d’art ? Avant de répondre à cette « simple » question, Ali Hefied tire une énième bouffée de cigarette, le regard comme légèrement plissé sous les mèches de ses cheveux gris-sel qui lui tombent en désordre sur le visage…
   « Je pense qu’à travers ce métier où l’on ne cesse de braquer son objectif sur les gens et sur le monde, il y a un moment où l’on se pose des questions de fond. Pourquoi fait-on ce métier, d’abord ? Et à quoi ça sert de le faire ? Quand on prend pleinement conscience de ce représentent ces questions, on est alors amené à élever encore plus le niveau de sa pratique…
   Faire de la photo d’art, dans ce cas, ce n’est plus traiter la photo de même manière qu’avant, comme dans le journalisme par exemple. Dans la photo d’art on va plus dans la profondeur, on va encore plus loin à l’intérieur de la photo, pas simplement pour saisir, mais pour s’exprimer et certainement transmettre un message d’idées.
   Le message de la photo d’art est un message de beauté, et la beauté tout le monde en a besoin pour vivre et pour rêver… C’est avec cet esprit que j’en suis arrivé à travailler avec les regrettés M’Hamed Issiakhem et Mohamed Khadda. J’ai aussi travaillé sur l’héritage pictural du peintre Azwaw Mammeri (celui des années 30/50) et avec le Musée National des Beaux Arts… Je considère, pour le photographe que je suis, que ça a été un passage obligé et enrichissant, parce que la peinture est un produit tellement parfait dans son expression et dans son fini que, pour moi, l’appliquer est une école. Je veux dire qu’on ne peut trahir une œuvre peinte, et ça c’est une école dans l’appréhension de la palette des couleurs, dans l’équilibre et la composition de l’œuvre de l’artiste à reproduire. Il ne s’agit pas de faire une simple photo d’identité ! Travailler sur l’œuvre peinte d’un artiste, c’est travailler sur l’idée qui l’a fait naître, souvent la travailler sur une longue période, et ce n’est que lorsque cette idée de l’artiste a aussi mûri dans la tête du photographe que l’image sort… »



"Repères", huile sur toile de Mohamed Khadda
Photographiée par Ali Hefied et parue dans l'ouvrage
"Khadda", de Michel-Georges Bernard. ENAG, Alger 2002


Arrêt sur image.

   Revenant sur l’initiative prise de consacrer annuellement une journée nationale à la photographie, Ali Hefied tient absolument à parler d’un autre projet qui n’a malheureusement  pas reçu encore d’écho. Mais ce manque d’écho tiendrait-il au fait que ce projet serait trop ambitieux, trop insensé ? Non, surtout quand on l’a entendu être exposé de la bouche même du photographe.
   « Il y a quatre ou cinq ans que j’ai fait cette proposition au Ministère de la culture sans jamais recevoir une réponse, même négative. La même adresse a été faite au chef de daïra et au wali de Tipaza. J’avais suggéré que la ville de Koléa soit classée ville de la photographie. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire qu’au niveau de la ville il y a un espace de rencontres pour tous les photographes algériens, tout au long de l’année, muni d’une bibliothèque, d’ateliers labo, avec la possibilité de formation et de recyclage par l’invitation de grands photographes français, espagnols ou autres. On envisageait aussi un petit centre d’édition de l’image, ainsi que la possibilité d’avoir chaque année deux ou trois rencontres avec les photographes du Maghreb et du bassin méditerranéen pour donner une valeur et une dimension à la photo dont l’Algérie a besoin en cette fin de siècle dominée par les satellites. Il faut récupérer le maximum des énergies des Algériens et leur donner la possibilité de se reformuler. Mais à ce projet structuré, personne n’a encore malheureusement répondu… »
   Quand je relance Hefied en lui demandant pourquoi avoir porté le choix sur la ville de Koléa, il répond parce que cette ville a tout simplement un beau site et qu’elle a une histoire. « Son espace est agréable et nous ne sommes loin ni de la côte ni d’Alger. On peut faire des jumelages entre cette ville et d’autres villes de la photographie dans le monde.
   Evidemment, ce projet ne peut voir le jour que s’il a l’aval des autorités concernées, dont le Ministère de la Culture qui y a un grand rôle à jouer. Une fois ce projet lancé, on pourra commencer à constituer un fonds documentaire sur la photo ou l’image algérienne, qui n’existe pas encore aujourd’hui, parce que chacun a ses petites archives à droite et à gauche, inexploitées et difficilement exploitables dans les conditions où elles sont. On sait très bien qu’au bout de quinze à vingt ans, vu les conditions précaires d’entreposage chez chacun, les photographies risquent sérieusement de s’abîmer de façon irréversible. Il faut donc avoir une politique de la photographie, et l’effort principal de la matérialisation de cette politique c’est le Ministère de la Culture qui doit le fournir…
   Moi, par exemple, j’ai constitué un fonds documentaire relativement riche sur le théâtre algérien. D’autres photographes sont certainement en possession d’autres archives. Mais réunir toutes ces archives pour permettre de faire de l’édition d’images, pour faire des expositions, pour rafraîchir la mémoire du passé, notre mémoire collective, ça c’est le rôle de ce projet. »
   A écouter le photographe qui ne cesse de fumer, on le sent  intérieurement impatient et comme un peu amer. Tant de déboires, tant de désillusions tout au long d’une carrière !.. Dans la salle de séjour où nous sommes et  par dessus l’épaule de Hefied qui s’est tu pour un moment, je laisse aller mon regard à la sérénité colorée d’une dizaine de gravures de Khadda, toutes accrochées sur le même pan de mur…
   « Réaliser ce projet », reprend-il doucement, « c’est aussi rendre hommage à tous les photographes algériens qui, malgré toutes les difficultés, ont quand même traîné le flambeau durant les trente cinq ans passés.
   Nous venons de perdre un des doyens de la photographie algérienne en la personne de Mohamed Kouaci. Mais que va-t-il rester de son œuvre ?.. Dans d’autres pays quand on parle d’un Henri Cartier-Bresson, par exemple, on parle de toute la mémoire de vie d’une époque, même de tout un passé historique d’une nation !…
   En France, l’on vient il y a à peine un an de créer la Maison Européenne de la Photographie, c’est à dire une institution qui dépasse largement les frontières de ce pays… Mais chez nous, par contre, que d’exemples dramatiques !  Que sont devenues toutes les archives photographiques de l’agence publique API qui a été dissoute ? Que sont devenues les images d’octobre 1988, etc. ? La Photo n’a pas de statut !
Et là j’implique la responsabilité du Ministère de la Culture. Parce que c’est à ce Ministère d’impulser, d’organiser, de permettre la mise en place d’institutions actives qui protègent ce patrimoine, comme il se doit d’impulser et de protéger d’autres pans du patrimoine tels ceux du cinéma, du théâtre, des musées, etc. » 


©Abderrahmane Djelfaoui


Avec Sonia, comédienne et Directrice du Théatre régional de Annaba, dans la ruelle où habitait Ali Hafied