mardi 30 juin 2015

Mohamed Zinet : la performance de l’impossible ?...

On le sait : né à la Casbah en 1932, Mohamed Zinet végéta des années durant dans un hôpital spécialisé, abandonné de tous, sauf de sa femme et de son enfant. Puis, ayant perdu toute sa mémoire, l’ancien comédien et cinéaste décède à Bondy en avril 1995 … Bondy : là même où l’on découvrit il y a une dizaine d’années les plus importantes nécropoles mérovingiennes (VIe  viie siècle) et carolingiennes jamais mise au jour en France…

Le corps de Mohamed Zinet est transporté en Algérie pour être enterré à El Kettar, là où son ainé Rachid Ksentini et son alter égo Himoud Brahimi reposent aussi…

Mohamed Zinet et Yves Boisset sur le tournage de Dupont la joie

Vingt cinq ans avant son décès, l’ancien officier de l’ALN blessé,  n’en n’engageait pas moins à Alger un ultime match avec le destin des arts qu’il sut non seulement gagner mais lui faire, avec élégance, une de ses espiègleries apprises durant ses enfances indigènes. Cela dans le cadre d’une petite attribution que lui avait accordé l’APC ou mairie d’Alger pour la réalisation d’un court métrage sur la capitale… Certains disent que le feu vert pour ce projet vint du Wali qui commandita l’idée de Zinet de faire un spot publicitaire sur la ville de Sidi Abderrahmane afin de séduire les touristes…
Pour remonter cette histoire lointaine, je suis allé à la rencontre d’un photographe et cinéaste aujourd’hui retiré sur une des pentes du Sahel donnant sur les terres de la Métidja et surtout sur le béton qui ne cesse malheureusement de la dévorer…

Ali Marok se souvient….

Ali commence par me préciser qu’il n’avait plus revu Mohamed Zinet depuis leur participation à la production de La Bataille d’Alger de Pontécorvo, fin 1965… Et là, à la veille même des Algériades de juillet 1970, Zinet lui fait parvenir un message par Abderrahmane Naceur, un artiste autodidacte aujourd’hui décédé…. Zinet a besoin urgent de lui pour terminer le tournage d’un documentaire avec Momo (Himoud Brahimi) que produit l’APC d’Alger. Le lendemain, avec le frère de Naceur, Ali Marok rencontre Zinet au café Le Novelty qui fait face au Milk Bar, place Emir Abdelkader.
« Je ne pouvais pas refuser. J’avais une estime et une grande admiration pour lui. Je n’avais pas oublié que Gillo Pontecorvo lui-même était comblé d’avoir pu compter sur un tel collaborateur en 1965… »

Zinet, angoissé et pressé, explique en peu de mots la situation : deux directeurs photo français successifs ont du quitter le film parce qu’ils ne touchaient plus leur cachet. De même pour le troisième, Youcef Bouchouchi… « Dans quel pétrin s’est fourré Zinet ?... » se demande Ali Marok…
Zinet demande en toute innocence à Ali de l’aider à filmer les Algériades qui s’ouvrent le lendemain au stade El Annasser du Ruisseau, à Alger… 

« Le lendemain, rapporte Ali Marok, c’était week-end et je ne travaillais pas à l’OAA (Office des Actualités Algériennes, que dirigeait Lakhdar-Hamina). J’ai accepté sans condition pour l’aider … Il m’annonce alors qu’il n’avait plus de caméra pour filmer, mais qu’il disposait encore de quelques bobines de film vierge… Il avait le visage d’un enfant en peine en disant ça… Pour le rassurer je l’informe que j’ais à la maison une caméra que je n’avais pas eu le temps de déposer à l’OAA à cause du week end ; mais que c’est une cameflex, une grosse caméra de studio qui fait quand même cinq kilos et n’était pas pratique pour le reportage… ».

Avant de poursuivre et juste pour rappel d’ambiance, alors qu’en 1970 une loi à l’autre bout du continent fait perdre leur citoyenneté sud-africaine aux noirs, en Algérie c’est l’année du lancement du premier plan quadriennal (ce qui explique la récurrence des images de nuit et de jour de la Foire internationale d’Alger dans le film de Zinet) ainsi que d’une réforme du sport incitant les entreprises et les unités administratives « à prendre sous leur tutelle des clubs et associations sportives civiles ». D’un autre coté, une des manifestations majeures trois mois avant les Algériades,  fut un spectaculaire Tour cycliste d’Algérie de prés de 2000 kms avec des coureurs prestigieux tels Tahar Zaaf, Ole Ritter (Grand Prix de Lugano), Gerben Karstens, Bracke, Hamza Madjid, Vittorio Adorni (champion du monde sur route en 1968), Gimondi… Ce qui autorisa le journaliste Fayçal Chehat à souligner dans son Livre d’or du sport algérien (ANEP, 1993) : « Dans les tribunes, Jacques Anquetil et vingt mille spectateurs étaient ravis de vivre de tels moments… »

« … Le lendemain donc du Novelty, poursuit Ali Marok, portant ma lourde caméra, je me rends au stade des Annassers accompagné de Zinet et sa femme Anne qui est sa scripte. La foule était énorme et il n’était vraiment pas facile d’accéder. Mais je connaissais bien les lieux pour avoir couvert les matchs du CRB pour l’OAA. Les gardiens et les vendeurs de billets savaient qui j’étais. Pas de problème… Zinet m’indique ce qu’il veut grosso modo comme plans et comme ambiance pour son film documentaire. Puis il me laisse aller seul faire le travail sur les gradins et sur la pelouse. Même Anne, en tant que scripte, ne pouvait pas me suivre tant la foule était dense et moi gêné par une caméra encombrante… Connaissant les habitudes du stade j’en ai profité pour filmer des enfants et des ados qui s’accrochaient librement mais de façon dangereuse aux murs, aux grilles et aux poteaux pour suivre les mouvements d’ensemble des milliers de jeunes filles en tenue de sport sur le terrain… C’était ma première longue journée de tournage à la demande de Mohamed Zinet…»

Un des plans de la séquence des Algériades dans le film de Zinet


Le lendemain même de ce tournage, Zinet prend l’avion pour Paris avec les bobines de film sous le bras pour leur tirage aux labos LTC. A Paris, Il a à sa disposition une cellule de montage pour visionner les rushes et commencer le montage du documentaire pour lequel le Professeur Mentouri qui est son ami et Président de l’APC d’Alger le presse parce qu’inquiet des lenteurs qui affectent ce petit film de commande…

« Donc pour moi c’était terminé, dit Ali Marok…
« Mais voilà que trois ou quatre jours après, une personne désignée par le Président Mentouri pour gérer financièrement le film, vient me voir avec le frère d’Abderrahmane Nacer à mon boulot, à l’OAA, dans une aile de l’établissement où je m’isolais… On m’annonce que Zinet a encore besoin de moi pour compléter le tournage par de nouvelles séquences et que pour cela l’interface sera Anne la scripte…. »
C’est ainsi que de Paris Mohamed Zinet va dicter à Anne ses besoins en séquences complémentaires, en scènes d’ambiance et en raccords et d’en transmettre la demande à Ali Marok… « Nous avons commencé à tourner rapidement. Un travail qui a duré plusieurs jours ainsi que des nuits devant l’hôtel Aletti. Nous n’avions justement pas de lumière complémentaire pour réaliser ces nuits. Nos moyens étaient plus que modestes. Je me suis débrouillé pour avoir une partie du complément. Je tranquillisais la scripte d’un coté (qui était responsable de la continuité du film en tant que secrétaire de plateau)  et j’aidais Zinet de l’autre qui, comme je le pensais,  avait certainement bien engagé le montage de son documentaire à Paris….
« Aujourd’hui, de ce film fini, et complètement inattendu, on dit qu’il est génial et beau. On ne dit pas tout ce qu’il a fallu faire pour le mener à bout…
« Dans une des séquences prés du lycée Emir Abdelkader, ma fille, encore enfant, faisait de la figuration. En fait on tournait (Anne, moi, le directeur de production et Nacer) à la limite de la clandestinité. Nous n’avions aucune autorisation de tournage. Je devais me débrouiller pour trouver de la pellicule vierge vu qu’à ce moment elle était presque introuvable et que pas mal d’opérateurs de prise de vue trafiquaient des chutes pour les revendre aux photographes de studio… C’est d’une manière pauvre qu’on a bouclé le tournage des dernières séquences du film… Et c’est vers la fin de ce tournage que je reçois un avertissement de mon employeur pour avoir travaillé sur le film de Zinet !... On avait l’impression que contre notre petite équipe de production, des forces obscures s’acharnaient pour que ce simple film de commande ne se fasse jamais…En fait le film était constamment à un doigt d’être bloqué et son projet enterré à jamais…»
Un journaliste de terrain m’a confirmé que Momo (Himoud Brahimi) avait plongé en apnée durant plusieurs minutes au bout de la jetée nord du port d’Alger pour prier « dans les entrailles de la mer » (comme il le déclame dans un des poèmes de Ya Bahjati) pour que ce film à la gloire d’Alger puisse enfin voir le jour…

Ali Marok se souvient… (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Le triomphe (éphémère)….

Nous laisserons passer les mois d’été 70 ainsi que l’automne…  « Et voilà, dit Ali Marok, que par un heureux hasard et la bénédiction des dieux, Zinet rentre à Alger avec la copie du film sous le bras !.. Le professeur de médecine Mentouri, Maire d’Alger, était aux anges. Il pouvait enfin procéder à l’inauguration de la salle L’Algéria (précedemment : Le Versailles) avec le film enfin terminé avec, au fronton du cinéma, le nom entier de Mohamed Zinet sous les lumières ! Ainsi le Versailles nous était conté, modifié et transformé par l’œuvre d’un enfant de la Casbah. Merci Zinet ! »

Mohamed Zinet comédien dans «Les 3 cousins », de René Vautier…

Mais le film projeté n’est ni le film annoncé, ni le film attendu… D’un court métrage de commande, Zinet a fait un long métrage. D’un film de reportage, il a fait un film de fiction à nul autre pareil (Alger insolite, est son sous-titre) qui va tisser de façon étonnante le destin de plusieurs personnages et de plusieurs époques !

Momo, chantre de la Casbah, vu par le caricaturiste Arab


Et quels personnages ! Himoud Brahimi qui psalmodie sa Mienne Casbah au bout de la jetée nord du port d’Alger ! L’auteur à succès du Salaire de la peur, Georges Arnaud, dégingandé comme une marionnette, qui participe en chair et en os sous les traits d’un incroyable Tyrolien qui tombe on ne sait comment sur la piste de l’aéroport d’Alger ! Les facéties d’un simple conducteur d’anes hilare de la Casbah qui monte et remonte de petites affaires de ferailles aspirant à devenir le propriétaire d’un camion qu’il achetera à l’usine de la SONACOME ! Tahya ya didou est un film de joie ouvert à presque tous les enfants de la cité, à leurs jeux de balles et à leurs espiégleries (partagées par un flic qui court moins vite que son ombre) mais également donnant le micro, tout le micro, à une femme voilée qui sans gène hurle sa joie sur les gradins bondés du stade des Annassers où se déroulent les Algériades…. Un film dont il faudrait des pages et des pages pour relever toutes les trouvailles, l’inventivité à fleur de peau  ainsi que ses volutes de fraicheur innocente et espiègle…
Cette liste ne peut évidemment être close rien qu’à se rappeler les petites séquences risibles d’un dragueur de jolies femmes dans sa petite auto hué par des citadines qui attendent à un arret de bus; le vendeur du journal Le Figaro, casquette sur le front comme dans les années 40, arpente les terasses ensolleillées d’Alger-centre en criant Fig-arr-rOOOOO ; ou encore ces flash backs dramatiques des tortures dans les bas fonds de la ville coloniale interprétés par Zinet himself en adulte devenu aveugle, flashs entrecoupés de dessins du peintre M’Hamed Issiakhem sur lesquels on voit couler des rigoles de peinture comme si c’était des rigoles de sang….
Il dira  lui-même de façon humble dans entretien à Révolution africaine du 6 juin 1974 : «… Ma caméra, c’est en fin de compte le piéton qui parcourt en long et en large Alger, une ville en pleine mutation… » 

Un journaliste d’Algérie Actualité ajoutera avec pertinence le 4 octobre 1975 : « … Alger est-il insolite ? Pas tant que ça, semble avoir constaté Zinet. Insolite dans la mesure seulement où le fantastique et la poésie sommeillent au creux du vécu. Encore faut-il les débusquer. Et pour cela, il faut avoir du talent…. »

Emu et inoubliable est le souvenir d’Ali Marok. « Après la projection, dit-il, un public nombreux, cinéphile et juvénile applaudissait longuement à tout rompre ! On applaudissait le film, on applaudissait Zinet et Momo, le poète de la Casbah, à ses cotés… Pour une fois je voyais Momo décontracté, serein, silencieux… Je crois que lui qui avait été déjà comédien en 1953 dans Les plongeurs du désert de Tahar Hannache, sélectionné cette même année au Festival de Cannes et commercialisé dans plusieurs pays, Momo devait ressentir une immense émotion et un sentiment de fierté plurielle…. » 

Himoud Brahimi dans le rôle de Cheikh Ali, avec Tahar Hannache, dans Les plongeurs du désert (1953)

Tahar Hannache et Himoud Brahimi en1953 (source : sonimshow.com)

Ali Marok en a tant vu ! Mais pas une aussi spectaculaire surprise faite par un enfant de la Casbah…. « Je ne suis pas de la ville, mais j’ai connu beaucoup de gens de cette ville » dit-il, respectueux.
Puis après un de ses sourires sereins à la limite du mystère, il lève les yeux de derrière ses lunettes de vue. « Personnellement pour Tahya ya didou, je fais le rapprochement avec un fameux film qu’un réalisateur turc dirigea à partir de sa cellule de prison… Zinet l’algérois-l’algérien l’a fait à partir d’une cellule de montage à Paris dont je ne sais même pas l’adresse exacte ! Ce sont deux réalisateurs audacieux qui ont vécu des situations différentes, difficiles, mais qui ont pu contourner les contraintes, presque toutes les contraintes pour réussir leur film et délivrer leur message »…
Ce film turc c’est Yol (La permission) du kurde Yilmaz Güney qui remporta la Palme d’or à Cannes en 1982…


« Zinet qu’on pensait naïf, malgré son apparence fluette, fragile et maladive, a driblé tout le monde. Il a driblé et bluffé tout le monde, y compris moi. Je le compare à un caméléon, sans la perfidie du caméléon, qui a gagné son pari même s’il n’imaginait pas que son œuvre, contrairement à celles d‘autres réalisateurs qui dominaient ce temps là, que son œuvre s’inscrirait aussi profondément dans la culture algérienne… C’est que d’une commande d’un film de 20 minutes il a fait un long métrage. Il a réussi film spectacle qui est devenu un film culte !.. Tout innocent qu’il paraissait, Zinet était un véritable homme de culture. Et quand on est faible, on affronte l’adversité morbide avec l’intelligence…»
Vrai. Mais après cette formidable performance, miné par la vie, miné par l’alcool, Zinet ne tournera plus en Algérie. L’homme dont la vie est imbibée de l’atmosphère simple, sereine et festive de la Casbah s’exile et fait des apparitions plus ou moins remarquées dans de nombreux films français. Dans Le Bougnoule de Daniel Moosmann en 1974 où il joue le rôle d’un pauvre travailleur du bâtiment, émigré bouc émissaire et tête de turc… Dans Dupont Lajoie un grand succès d’Yves Boisset (1974) traitant de la haine raciste.  Dans La Vie devant soi de Moshe Mizrahi en 1977 où il campe un rôle face à Simone Signoret. Dans Robert et Robert de Claude Lelouch en 1978. Dans Le Coup de sirocco d’Alexandre Arcady en1979 où il est porteur de bagages d’une famille pied noir puis dans plusieurs autres petits rôles dans des séries télévisées…

Oui, malgré le désespoir de la fin d’une vie, malgré sa tragédie irrémédiable, inacceptable, Mohamed Zinet a réussi la performance de l’impossible : plus que des traces, il laisse une œuvre marquante, joyeuse, qui en nous montrant un peuple vivant et authentique nous revigore, nous emplit de fierté et de reconnaissance. Merci ya Mohamed !

Mohamed Zinet comédien dans  Le Bougnoul





Abderrahmane Djelfaoui





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