mardi 30 juin 2015

Mohamed Zinet : la performance de l’impossible ?...

On le sait : né à la Casbah en 1932, Mohamed Zinet végéta des années durant dans un hôpital spécialisé, abandonné de tous, sauf de sa femme et de son enfant. Puis, ayant perdu toute sa mémoire, l’ancien comédien et cinéaste décède à Bondy en avril 1995 … Bondy : là même où l’on découvrit il y a une dizaine d’années les plus importantes nécropoles mérovingiennes (VIe  viie siècle) et carolingiennes jamais mise au jour en France…

Le corps de Mohamed Zinet est transporté en Algérie pour être enterré à El Kettar, là où son ainé Rachid Ksentini et son alter égo Himoud Brahimi reposent aussi…

Mohamed Zinet et Yves Boisset sur le tournage de Dupont la joie

Vingt cinq ans avant son décès, l’ancien officier de l’ALN blessé,  n’en n’engageait pas moins à Alger un ultime match avec le destin des arts qu’il sut non seulement gagner mais lui faire, avec élégance, une de ses espiègleries apprises durant ses enfances indigènes. Cela dans le cadre d’une petite attribution que lui avait accordé l’APC ou mairie d’Alger pour la réalisation d’un court métrage sur la capitale… Certains disent que le feu vert pour ce projet vint du Wali qui commandita l’idée de Zinet de faire un spot publicitaire sur la ville de Sidi Abderrahmane afin de séduire les touristes…
Pour remonter cette histoire lointaine, je suis allé à la rencontre d’un photographe et cinéaste aujourd’hui retiré sur une des pentes du Sahel donnant sur les terres de la Métidja et surtout sur le béton qui ne cesse malheureusement de la dévorer…

Ali Marok se souvient….

Ali commence par me préciser qu’il n’avait plus revu Mohamed Zinet depuis leur participation à la production de La Bataille d’Alger de Pontécorvo, fin 1965… Et là, à la veille même des Algériades de juillet 1970, Zinet lui fait parvenir un message par Abderrahmane Naceur, un artiste autodidacte aujourd’hui décédé…. Zinet a besoin urgent de lui pour terminer le tournage d’un documentaire avec Momo (Himoud Brahimi) que produit l’APC d’Alger. Le lendemain, avec le frère de Naceur, Ali Marok rencontre Zinet au café Le Novelty qui fait face au Milk Bar, place Emir Abdelkader.
« Je ne pouvais pas refuser. J’avais une estime et une grande admiration pour lui. Je n’avais pas oublié que Gillo Pontecorvo lui-même était comblé d’avoir pu compter sur un tel collaborateur en 1965… »

Zinet, angoissé et pressé, explique en peu de mots la situation : deux directeurs photo français successifs ont du quitter le film parce qu’ils ne touchaient plus leur cachet. De même pour le troisième, Youcef Bouchouchi… « Dans quel pétrin s’est fourré Zinet ?... » se demande Ali Marok…
Zinet demande en toute innocence à Ali de l’aider à filmer les Algériades qui s’ouvrent le lendemain au stade El Annasser du Ruisseau, à Alger… 

« Le lendemain, rapporte Ali Marok, c’était week-end et je ne travaillais pas à l’OAA (Office des Actualités Algériennes, que dirigeait Lakhdar-Hamina). J’ai accepté sans condition pour l’aider … Il m’annonce alors qu’il n’avait plus de caméra pour filmer, mais qu’il disposait encore de quelques bobines de film vierge… Il avait le visage d’un enfant en peine en disant ça… Pour le rassurer je l’informe que j’ais à la maison une caméra que je n’avais pas eu le temps de déposer à l’OAA à cause du week end ; mais que c’est une cameflex, une grosse caméra de studio qui fait quand même cinq kilos et n’était pas pratique pour le reportage… ».

Avant de poursuivre et juste pour rappel d’ambiance, alors qu’en 1970 une loi à l’autre bout du continent fait perdre leur citoyenneté sud-africaine aux noirs, en Algérie c’est l’année du lancement du premier plan quadriennal (ce qui explique la récurrence des images de nuit et de jour de la Foire internationale d’Alger dans le film de Zinet) ainsi que d’une réforme du sport incitant les entreprises et les unités administratives « à prendre sous leur tutelle des clubs et associations sportives civiles ». D’un autre coté, une des manifestations majeures trois mois avant les Algériades,  fut un spectaculaire Tour cycliste d’Algérie de prés de 2000 kms avec des coureurs prestigieux tels Tahar Zaaf, Ole Ritter (Grand Prix de Lugano), Gerben Karstens, Bracke, Hamza Madjid, Vittorio Adorni (champion du monde sur route en 1968), Gimondi… Ce qui autorisa le journaliste Fayçal Chehat à souligner dans son Livre d’or du sport algérien (ANEP, 1993) : « Dans les tribunes, Jacques Anquetil et vingt mille spectateurs étaient ravis de vivre de tels moments… »

« … Le lendemain donc du Novelty, poursuit Ali Marok, portant ma lourde caméra, je me rends au stade des Annassers accompagné de Zinet et sa femme Anne qui est sa scripte. La foule était énorme et il n’était vraiment pas facile d’accéder. Mais je connaissais bien les lieux pour avoir couvert les matchs du CRB pour l’OAA. Les gardiens et les vendeurs de billets savaient qui j’étais. Pas de problème… Zinet m’indique ce qu’il veut grosso modo comme plans et comme ambiance pour son film documentaire. Puis il me laisse aller seul faire le travail sur les gradins et sur la pelouse. Même Anne, en tant que scripte, ne pouvait pas me suivre tant la foule était dense et moi gêné par une caméra encombrante… Connaissant les habitudes du stade j’en ai profité pour filmer des enfants et des ados qui s’accrochaient librement mais de façon dangereuse aux murs, aux grilles et aux poteaux pour suivre les mouvements d’ensemble des milliers de jeunes filles en tenue de sport sur le terrain… C’était ma première longue journée de tournage à la demande de Mohamed Zinet…»

Un des plans de la séquence des Algériades dans le film de Zinet


Le lendemain même de ce tournage, Zinet prend l’avion pour Paris avec les bobines de film sous le bras pour leur tirage aux labos LTC. A Paris, Il a à sa disposition une cellule de montage pour visionner les rushes et commencer le montage du documentaire pour lequel le Professeur Mentouri qui est son ami et Président de l’APC d’Alger le presse parce qu’inquiet des lenteurs qui affectent ce petit film de commande…

« Donc pour moi c’était terminé, dit Ali Marok…
« Mais voilà que trois ou quatre jours après, une personne désignée par le Président Mentouri pour gérer financièrement le film, vient me voir avec le frère d’Abderrahmane Nacer à mon boulot, à l’OAA, dans une aile de l’établissement où je m’isolais… On m’annonce que Zinet a encore besoin de moi pour compléter le tournage par de nouvelles séquences et que pour cela l’interface sera Anne la scripte…. »
C’est ainsi que de Paris Mohamed Zinet va dicter à Anne ses besoins en séquences complémentaires, en scènes d’ambiance et en raccords et d’en transmettre la demande à Ali Marok… « Nous avons commencé à tourner rapidement. Un travail qui a duré plusieurs jours ainsi que des nuits devant l’hôtel Aletti. Nous n’avions justement pas de lumière complémentaire pour réaliser ces nuits. Nos moyens étaient plus que modestes. Je me suis débrouillé pour avoir une partie du complément. Je tranquillisais la scripte d’un coté (qui était responsable de la continuité du film en tant que secrétaire de plateau)  et j’aidais Zinet de l’autre qui, comme je le pensais,  avait certainement bien engagé le montage de son documentaire à Paris….
« Aujourd’hui, de ce film fini, et complètement inattendu, on dit qu’il est génial et beau. On ne dit pas tout ce qu’il a fallu faire pour le mener à bout…
« Dans une des séquences prés du lycée Emir Abdelkader, ma fille, encore enfant, faisait de la figuration. En fait on tournait (Anne, moi, le directeur de production et Nacer) à la limite de la clandestinité. Nous n’avions aucune autorisation de tournage. Je devais me débrouiller pour trouver de la pellicule vierge vu qu’à ce moment elle était presque introuvable et que pas mal d’opérateurs de prise de vue trafiquaient des chutes pour les revendre aux photographes de studio… C’est d’une manière pauvre qu’on a bouclé le tournage des dernières séquences du film… Et c’est vers la fin de ce tournage que je reçois un avertissement de mon employeur pour avoir travaillé sur le film de Zinet !... On avait l’impression que contre notre petite équipe de production, des forces obscures s’acharnaient pour que ce simple film de commande ne se fasse jamais…En fait le film était constamment à un doigt d’être bloqué et son projet enterré à jamais…»
Un journaliste de terrain m’a confirmé que Momo (Himoud Brahimi) avait plongé en apnée durant plusieurs minutes au bout de la jetée nord du port d’Alger pour prier « dans les entrailles de la mer » (comme il le déclame dans un des poèmes de Ya Bahjati) pour que ce film à la gloire d’Alger puisse enfin voir le jour…

Ali Marok se souvient… (Photo Abderrahmane Djelfaoui)

Le triomphe (éphémère)….

Nous laisserons passer les mois d’été 70 ainsi que l’automne…  « Et voilà, dit Ali Marok, que par un heureux hasard et la bénédiction des dieux, Zinet rentre à Alger avec la copie du film sous le bras !.. Le professeur de médecine Mentouri, Maire d’Alger, était aux anges. Il pouvait enfin procéder à l’inauguration de la salle L’Algéria (précedemment : Le Versailles) avec le film enfin terminé avec, au fronton du cinéma, le nom entier de Mohamed Zinet sous les lumières ! Ainsi le Versailles nous était conté, modifié et transformé par l’œuvre d’un enfant de la Casbah. Merci Zinet ! »

Mohamed Zinet comédien dans «Les 3 cousins », de René Vautier…

Mais le film projeté n’est ni le film annoncé, ni le film attendu… D’un court métrage de commande, Zinet a fait un long métrage. D’un film de reportage, il a fait un film de fiction à nul autre pareil (Alger insolite, est son sous-titre) qui va tisser de façon étonnante le destin de plusieurs personnages et de plusieurs époques !

Momo, chantre de la Casbah, vu par le caricaturiste Arab


Et quels personnages ! Himoud Brahimi qui psalmodie sa Mienne Casbah au bout de la jetée nord du port d’Alger ! L’auteur à succès du Salaire de la peur, Georges Arnaud, dégingandé comme une marionnette, qui participe en chair et en os sous les traits d’un incroyable Tyrolien qui tombe on ne sait comment sur la piste de l’aéroport d’Alger ! Les facéties d’un simple conducteur d’anes hilare de la Casbah qui monte et remonte de petites affaires de ferailles aspirant à devenir le propriétaire d’un camion qu’il achetera à l’usine de la SONACOME ! Tahya ya didou est un film de joie ouvert à presque tous les enfants de la cité, à leurs jeux de balles et à leurs espiégleries (partagées par un flic qui court moins vite que son ombre) mais également donnant le micro, tout le micro, à une femme voilée qui sans gène hurle sa joie sur les gradins bondés du stade des Annassers où se déroulent les Algériades…. Un film dont il faudrait des pages et des pages pour relever toutes les trouvailles, l’inventivité à fleur de peau  ainsi que ses volutes de fraicheur innocente et espiègle…
Cette liste ne peut évidemment être close rien qu’à se rappeler les petites séquences risibles d’un dragueur de jolies femmes dans sa petite auto hué par des citadines qui attendent à un arret de bus; le vendeur du journal Le Figaro, casquette sur le front comme dans les années 40, arpente les terasses ensolleillées d’Alger-centre en criant Fig-arr-rOOOOO ; ou encore ces flash backs dramatiques des tortures dans les bas fonds de la ville coloniale interprétés par Zinet himself en adulte devenu aveugle, flashs entrecoupés de dessins du peintre M’Hamed Issiakhem sur lesquels on voit couler des rigoles de peinture comme si c’était des rigoles de sang….
Il dira  lui-même de façon humble dans entretien à Révolution africaine du 6 juin 1974 : «… Ma caméra, c’est en fin de compte le piéton qui parcourt en long et en large Alger, une ville en pleine mutation… » 

Un journaliste d’Algérie Actualité ajoutera avec pertinence le 4 octobre 1975 : « … Alger est-il insolite ? Pas tant que ça, semble avoir constaté Zinet. Insolite dans la mesure seulement où le fantastique et la poésie sommeillent au creux du vécu. Encore faut-il les débusquer. Et pour cela, il faut avoir du talent…. »

Emu et inoubliable est le souvenir d’Ali Marok. « Après la projection, dit-il, un public nombreux, cinéphile et juvénile applaudissait longuement à tout rompre ! On applaudissait le film, on applaudissait Zinet et Momo, le poète de la Casbah, à ses cotés… Pour une fois je voyais Momo décontracté, serein, silencieux… Je crois que lui qui avait été déjà comédien en 1953 dans Les plongeurs du désert de Tahar Hannache, sélectionné cette même année au Festival de Cannes et commercialisé dans plusieurs pays, Momo devait ressentir une immense émotion et un sentiment de fierté plurielle…. » 

Himoud Brahimi dans le rôle de Cheikh Ali, avec Tahar Hannache, dans Les plongeurs du désert (1953)

Tahar Hannache et Himoud Brahimi en1953 (source : sonimshow.com)

Ali Marok en a tant vu ! Mais pas une aussi spectaculaire surprise faite par un enfant de la Casbah…. « Je ne suis pas de la ville, mais j’ai connu beaucoup de gens de cette ville » dit-il, respectueux.
Puis après un de ses sourires sereins à la limite du mystère, il lève les yeux de derrière ses lunettes de vue. « Personnellement pour Tahya ya didou, je fais le rapprochement avec un fameux film qu’un réalisateur turc dirigea à partir de sa cellule de prison… Zinet l’algérois-l’algérien l’a fait à partir d’une cellule de montage à Paris dont je ne sais même pas l’adresse exacte ! Ce sont deux réalisateurs audacieux qui ont vécu des situations différentes, difficiles, mais qui ont pu contourner les contraintes, presque toutes les contraintes pour réussir leur film et délivrer leur message »…
Ce film turc c’est Yol (La permission) du kurde Yilmaz Güney qui remporta la Palme d’or à Cannes en 1982…


« Zinet qu’on pensait naïf, malgré son apparence fluette, fragile et maladive, a driblé tout le monde. Il a driblé et bluffé tout le monde, y compris moi. Je le compare à un caméléon, sans la perfidie du caméléon, qui a gagné son pari même s’il n’imaginait pas que son œuvre, contrairement à celles d‘autres réalisateurs qui dominaient ce temps là, que son œuvre s’inscrirait aussi profondément dans la culture algérienne… C’est que d’une commande d’un film de 20 minutes il a fait un long métrage. Il a réussi film spectacle qui est devenu un film culte !.. Tout innocent qu’il paraissait, Zinet était un véritable homme de culture. Et quand on est faible, on affronte l’adversité morbide avec l’intelligence…»
Vrai. Mais après cette formidable performance, miné par la vie, miné par l’alcool, Zinet ne tournera plus en Algérie. L’homme dont la vie est imbibée de l’atmosphère simple, sereine et festive de la Casbah s’exile et fait des apparitions plus ou moins remarquées dans de nombreux films français. Dans Le Bougnoule de Daniel Moosmann en 1974 où il joue le rôle d’un pauvre travailleur du bâtiment, émigré bouc émissaire et tête de turc… Dans Dupont Lajoie un grand succès d’Yves Boisset (1974) traitant de la haine raciste.  Dans La Vie devant soi de Moshe Mizrahi en 1977 où il campe un rôle face à Simone Signoret. Dans Robert et Robert de Claude Lelouch en 1978. Dans Le Coup de sirocco d’Alexandre Arcady en1979 où il est porteur de bagages d’une famille pied noir puis dans plusieurs autres petits rôles dans des séries télévisées…

Oui, malgré le désespoir de la fin d’une vie, malgré sa tragédie irrémédiable, inacceptable, Mohamed Zinet a réussi la performance de l’impossible : plus que des traces, il laisse une œuvre marquante, joyeuse, qui en nous montrant un peuple vivant et authentique nous revigore, nous emplit de fierté et de reconnaissance. Merci ya Mohamed !

Mohamed Zinet comédien dans  Le Bougnoul





Abderrahmane Djelfaoui





jeudi 25 juin 2015

Zinet, La Bataille d’Alger- (séquence une, première)

D’entrée de jeu Ali Marok me signale que tout comme avec René Vautier ou M’Hamed Issiakhem, il n’a pas eu une amitié assidue avec Mohamed Zinet. « Comme eux, j’ai par éducation et par contrainte du mener ma vie seul »…

Il s’explique: « Je suis un rural, un paysan.  Quand j’ai un objectif, je fonce et je ne vois que mon sillon. J’avais des sillons à faire dans ma vie professionnelle. Je n’avais pas le temps d’être d’un clan ou d’un groupe… Alors en cours de route, j’entends des choses, beaucoup de choses que j’enregistre et oublie sur le moment. Mon image c’est mon oreille. Elle m’aide à faire l’image… Ainsi il se peut que j’ai entendu parler de Zinet avant de le rencontrer pour la première fois sur le tournage de La Bataille d’Alger »…
Ils se rencontrèrent en effet dans le groupe qui préparait la production du film avec le réalisateur, Gillo Pontecorvo, le scénariste Franco Solinas, les producteurs italien et algérien, les assistants réalisateurs Ruggero Deodato, Moussa Haddad, Mohamed Zinet et les opérateurs de prise de vue dont Ali MaroK.
« Cela se passait au Maurétania et c’était la première fois que j’allais dans ce grand bâtiment du Maurétania qui est au dessus de la gare de l’Agha… Je ne sais d’ailleurs pas qui a proposé mon nom pour que je sois dans cette équipe ; était-ce Habib Redha, associé à la production et acteur, ou Bazi qui a terminé sa vie au Canada en tant que directeur photo ?..  Bazi technicien avait un frère aine: Salah Bazi, proche de Yacef Saadi et importante personnalité à Casbah Film ainsi que dans La Bataille d'Alger; Salah  avait été au début de la guerre de libération le camarade de Taleb Abderrahmane…"

Ce qui semble avoir frappé Ali Marok dans sa rencontre avec Zinet c’est la ressemblance de ce dernier, dit-il, avec le célèbre comédien Rachid Ksentini. « Je connaissais les gens d’Alger, mais pas Zinet. Quand je l’ai connu en ce milieu des années 60 c’était un patchwork d’influences innocentes. Il y avait en lui des influences de Charlot, de Buster Keaton et de tous ces films qu’il avait vu. Mais ce que j’ai surtout ressenti c’est qu’il ressemblait comme une goutte d’eau à Ksentini . Ksentini au caractère de révolté et Zinet physiquement de même, mais muet »…
J’écoute attentivement Ali Marok et je me dis qu’il n’a pas pu connaitre Ksentini, « Le Charlot Arabe » (dont on a peu de photographies) puisque Ksentini né à la Casbah en 1887 avait décédé à l’âge de 56 ans en 1944. Cependant avant de s’adonner à la chanson et au théâtre, Ksentini avait été un matelot au long cours qui avait connu l’Europe, l’Amérique du nord, la Chine et l’Inde… Peut être que c’est Zinet enfant de la Casbah qui (avait peut être vu) et avait du entendre beaucoup parler des fabuleux voyages de Ksentini ; Zinet qui à peine sorti de l’adolescence réussira avec peu d’argent en poche à faire un tour d’Europe à pieds et devenir célèbre avant l’heure dans son quartier… Ce qui se disait déjà de la légende de Zinet et que Ali Marok aurait entendu et mémorisé au fond de lui sur plus d’un demi siècle…


Préparer les scènes de foules

Avant d’être engagé sur La Bataille d’Alger, Mohamed Zinet (qui fut membre de la troupe du FLN à Tunis où il avait entre autres tenu le rôle de Lakhdar dans le Cadavre encerclé de Kateb Yacine monté par Jean-Marie Serreau), avait été assistant réalisateur d’Ennio Lorenzini sur le film documentaire Mains libres , réalisé en 1964. Auparavant, il avait fait un premier stage au fameux Berliner Ensemble en 1959, dirigé par la femme de Bertolt Brecht, en RDA, puis, en 1961, dans un théâtre de la RFA à Munich. Bien plus tôt, fin des années 40, Zinet avait dés l’âge de 15 ans créé sa propre troupe à Alger, El Manar E-Djazairi  (le flambeau algérien) dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’elle attirait des jeunes de la mouvance du PPA qui deviendront plus tard des cadres de la guerre de libération, particulièrement à Alger. Dans ce mouvement il connait sans nul doute son voisin de quartier Himoud Brahimi (célèbre pour ses plongées en apnée de plus de 4 minutes sous la jetée nord d’Alger…) et Ismaël Ait Djafer, casbadji comme lui, qui publie à Alger en 1952 le célèbre poème La complainte des mendiants arabes de la Casbah et de Yasmina tuée par son père …
C’est grâce à un tel profil qu’à 33ans Mohamed Zinet est coopté au poste sensible de troisième assistant réalisateur de Gillo Pontecorco chargé de la préparation des scènes de foules.




Ali Marok, opérateur et cadreur, se rappelle que « cette figuration était très importante par le nombre. Il fallait que l’assistant qui les prépare donne son rôle à chacun, les fasse répéter et répéter encore… Il fallait surtout que ces figurants anonymes comprennent bien ce que leur disait Zinet et qu’ils appliquent, ensuite, ses directives et ses conseils le mieux possible… L’écrasante majorité d’entre eux n’avaient aucune connaissance de la pratique du cinéma… ». En effet, en 1965, seuls Une si jeune paix, de Jacques Charby et La Nuit a Peur du Soleil, de Mustapha Badie, avaient déjà été tournés en tant que films de fiction sans compter le film d’archives L’aube des damnés, réalisé par Ahmed Rachedi… « En tout cas, poursuit Ali Marok, tous ces figurants étaient très disciplinés, heureux d’être là. Fiers… 

« C’était d’ailleurs presque tous les jours la fête. Il faut se rendre compte qu’à l’époque beaucoup de ces jeunes figurants avaient vécus les manifestations de décembre 1960 et de l’indépendance. C’était pour eux une sorte de réincarnation. Pour les plus jeunes, les ados, c’était une sorte de participation à la libération par film interposé… L’atmosphère était à la liesse populaire. Les rues de la Casbah, durant tout le tournage, ne désemplissaient pas. C’étaient des fleuves humains. Et tout se passait très bien. Sans qu’il n’y ait jamais aucun faux pas, aucun heurt… »
« Je me souviens de la satisfaction et de l’admiration de Pontecorvo quant à la manière de Zinet de préparer et de gérer tous ces amateurs comme s’ils étaient une pâte entre ses mains… Même après toutes ces répétitions qui duraient toute la journée, Pontecorvo faisait à son tour beaucoup de répétitions avec la caméra déchargée que je tenais tout en le suivant pour le choix des plans …
« Une des techniques de Pontecorvo pour tourner réellement les scènes de foules était la suivante. Toute la matinée et début d’après midi il laissait faire le travail de préparation que menait Zinet et qu’il suivait de loin… Puis vers le milieu ou fin d’après midi quand il sentait que les figurants étaient rodés mais fatigués, presque à bout, qu’ils ne portaient plus aucune attention à l’équipe de réalisation, à la caméra, il tournait alors. Et les résultats étaient excellents»…

Gillo Pontecorvo dirigeant Ali la Pointe et Petit Omar

En marge des foules.

« Nous formions italiens et algériens une équipe homogène. Personne ne jalousait personne. Moussa Haddad, Zinet, moi ainsi que bien d’autres comédiens et collaborateurs algériens étions jeunes ; nous avions soif d’apprendre avec un cinéaste de la trempe de Pontecorvo. Durant six mois le film était une immense production en ébullition dans Alger, de jour comme de nuit.
« La Bataille d’Alger c’était un enfer de travail – il nous arrivait de travailler 26 heures sur 24, notamment quand Yacef Saadi en interface avec Bigeard joue son propre rôle ! Saadi avait des difficultés d’élocution, tout en étant un comédien amateur même s’il avait de grandes responsabilités dans le film. En tout cas ce travail était pour moi un vrai paradis, même si cela provoquait parfois des scènes de ménage avec ma jeune épouse parce que je rentrais à 2 heures ou à 3 heures du matin … Pontecorvo avait une passion hors norme pour les tournages de nuit. Il voulait avoir le meilleur choix de prises de vues pour son montage plus tard. L’équipe de réalisation n’était pas nombreuse ; elle était appliquée, inventive et bien soudée…
« J’étais un jeune marié (mon premier bébé, ma fille ainée, venait de naître le 20 juin, le lendemain du coup d’Etat de Boumedienne). J’habitais alors prés du pont des sept merveilles au Telemly (mon voisin de palier était le cinéaste Jacques Charby, marié à une algérienne),  et je ramenais mon manger avec moi ne voulant pas partager les sandwiches de la production. Je mangeais seul au moment de la pause, qui n’était jamais très longue. Le plus proche de moi qui aussi mangeait seul était Pontécorvo dont l’épouse ramenait le repas directement sur le plateau… Sa femme était en sainte. Elle allait accoucher d’un fils… Ce fils est aujourd’hui à son tour un cinéasteC’est tout ça La Bataille d’Alger et plus encore ! Plus. Plus. Plus.»


Abderrahmane Djelfaoui

dimanche 7 juin 2015

Poésie. « La profonde terre du verbe aimer »



« La profonde terre du verbe aimer » est composé deux courts recueils : « De bouche à oreille » de Marc Bonan et « Après la main » de Hamid Nacer-Khodja, tous deux humbles poètes du terroir, - « terroir » au sens d’une terre qui prend le temps de son mûrissement pour dire lumineusement et avec une grâce nostalgique ce que d’amour elle fait de nous.

Le plus proche de ces poètes est bien entendu Hamid Nacer-Khodja, aujourd’hui reconnu comme un des plus grands spécialistes de la vie et de l’œuvre de Jean Sénac. Sénac que nous citons en  « passeur », puisqu’il y a prés de quarante ans, en 1971, sortait à Paris dans la revue de poche « Poésie 1 » une « Anthologie de la jeune poésie algérienne d’expression française », dirigée par Jean Sénac et où figurait pour la première fois le nom d’un tout jeune poète de 18 ans : Hamid Nacer-Khodja…

Lazahari Labter, poète et éditeur qui présentait la sortie de « La profonde terre du verbe aimer » à la librairie Omega de l'Hôtel Aurassi d'Alger, se rappelle avoir déjà tenu le recueil de Hamid Nacer-Khodja (« Après la main ») alors un assemblage de feuilles dactylographiées avec une vielle machine Jappy, il y a des dizaines d’années de cela… « Il ne voulait pas le publier », et de préciser : « à le relire, il n’y a pas changé grand-chose en quarante ans, si ce n’est de menues corrections ici ou là…. »



Un poème parmi d’autres intitulé « Les fausses paroles » est dédié à Jean Déjeux.

Poète
Que peut la parole
Contre l’Amour
Le verbe a toujours mordu
Il n’a jamais surgi
Au poing
La Bête
Aucune vérité mon cœur
Aucune fausseté aussi

Il nous donne également des pièces aux titres recherchés : « La vierge et le verseau », « Rime beau, Arthur ! » ou « Quetzal »…



Le second poète qui n’en ouvre pas moins ce livre à deux voix avec « Bouche à oreille » s’appelle Marc Bonan. C’est un inconnu de la littérature, un poète âgé de 80 ans, né à Blida en 1928 et vivant aujourd’hui à Marseille… Marc Bonan était entré dans la vie active en tant que meunier en même temps qu’il commença d’écrire de la poésie.  Il reçu Le Grand Prix de Littérature de la ville d’Alger en 1955 pour, justement, de « Bouche à oreille », aujourd’hui réédité. Il écrira d’ailleurs de ce métier de meunier : « L’artisan est très prés de l’artiste, qui cherche la noblesse et la dignité, qui enseigne la ferveur»…

Poussière de ce temps, le premier poème qui ouvre « Bouche à oreille » et l’ensemble de l’ouvrage («La profonde terre du verbe aimer ») s’intitule « Tilleul » et est dédié « Pour Hamid »… 

Au silex au couteau
sur ton écorce d’âges
l’enfance d’un cœur.

A pas de feuilles
à pas de fleurs
errances
sous ton voile d’ombre
qui roucoule et jacasse
au soleil de midi.

Terrassier
reprends ta pioche :
l’arbre est ma forêt.

Un poème que suivront d’autres aux noms de « Araignée », « Lézard », « Abeille », « Cigale », « Libellule » et « autre « Papillon » avant d’embrayer sur une série nommée « De Médéa à Alger ». Puis à la fin de "A la vie à la mort", ce poème intitulé "Grenade"

A Grenade 
je suis juif, chrétien
et maure de surcroît

D'en haut, d'en bas, 
Grenadins, 
pourquoi fondre l'or du Siècle
en vils bijoux, 
donner à Lorca des éclats d'échoppe
et des rimes marchandes aux coplas?

Pour les oubliés,
pour les insoumis,
je rouvre les bûchers,
circonscris les mémoires
d'où jaillissent les encres des livres de nos cris
et mêlant à vos sangs
l'huile de nos lampes
fais renaître des cendres
la prière des rebelles.

Enfin, un plaisir inattendu que nous offre ce livre est que sa couverture en est signée par le poète, dessinateur et peintre Hamid Tibouchi… La couverture (un Noun) ainsi que les deux fausses unes qui ouvrent l’intérieur de l’ouvrage…
Ce n’est donc plus « d’une pierre deux coups » (Nacer-Khodja/ Bonan) ; ni même d’une pierre trois coups (les deux premiers + Lazhari Labter), mais carrément d’un jet plus de quatre coups : Nacer-Khodja/ Bonan / Labter / Tibouchi… en y ajoutant les dédicaces aux Sénac, Max Jacob, Déjeux et autres Vercors...

Un livre à se procurer absolument ; à lire et à offrir sans compter.

L'éditeur Lazhari Labter (à droite) présentant le nouvel ouvrage de Hamid Nacer Khodja:
 "La profonde terre du verbe aimer" (Poésie)
à la librairie Oméga, Hôtel Aurassi, Alger


Abderrahmane Djelfaoui

*Les illustrations originales de couvertures sont de Hamid Tibouchi que je remercie