mardi 21 avril 2015

Oreille et main (toujours) coupées dans l’art

« Issiakhem et Van Gogh entre génie et folie ». Tel était le titre de la conférence donnée samedi 11 avril, au centre diocésain Pierre Claverie d’Oran, par le Professeur des universités Benamar Médiene. Une conférence inédite tant par l’ambition de ses perspectives d’analyse que par la multiplicité précieuse d’informations en matière d’histoire de l’art concernant deux géants de la peinture moderne : Vincent Van Gogh au 19 ème siècle et M’Hamed Issiakhem au vingtième…

C’est une part de leur histoire tragique à l’extrême, tarraudée par une inlassable quête errante nouée elle-même d’une maladie dépressive ; tel est l’essentiel de la vie de ces deux artistes d’espaces et de temps différents dont les destins ne se croisent pas moins de façon réelle….

Avant d’entrer dans le vif du sujet et son mystère, Benamar Médiene a toutefois tenu , avec une chaleureuse modestie,  à rappeler qu’il avait une pensée fraternelle pour Monseigneur Claverie dont le centre diocésain porte aujourd’hui le nom ; Pierre Claverie avec lequel il avait diné un soir de 1991 alors que le conférencier était à cette époque membre du Conseil national de la culture… Peu avant que Pierre Claverie ne soit assassiné à la porte même du diocèse dont il avait la charge…

Le centre Pierre Claverie d’Oran 


Le conférencier dira ensuite sa fierté légitime d’avoir, après de longues années, pu aboutir à la publication d’une biographie de Kateb Yacine parue chez Robert Laffont, en France, puis chez Casbah éditions, en Algérie, ayant pour titre : « Le cœur entre les dents »… Cela pour annoncer que le temps de l’art et de la mort n’est pas le temps chronologique ou calendaire « habituel », mais plutôt le temps exceptionnel de rencontres, de croisements, de dévoilements, d’impulsions et de fusions toujours vécus dans la contemporanéité, dans la marche même du présent …


Autoportrait, ou la face cachée émergeant dans le miroir.

Pour comprendre le croisement de vie artistique des peintres Van Gogh et Issiakhem, Benamar Médiene recourt dans sa démonstration à une série  d’autoportraits réalisés par les deux artistes. Les similitudes sont frappantes et fortes. A plus d’un demi siècle de vie l’un de l’autre, la présence physique des deux personnalités est quasi immédiate ; rien de décoratif tant leur présence est enracinée tel un chêne dans la toile ; présence directe, rayonnante et interpellatrice comme si elle relevait d’un réel poétique magique, mais aussi d’une fierté dense et d’une souffrance à peine tue …
Pour expliciter cette aura peu commune qui se dégage de leur être, Benamar Mediene remonte le fil individuel de la vie de chacun, le liant par différents aspects généraux ou de détails à son contexte d’époque si différent de celui de nos jours… Ainsi de l’internement psychiatrique de Vincent Van Gogh durant un an à  Saint Rémy de Provence après qu’il se soit coupé l’oreille gauche au rasoir (jamais retrouvé, d’ailleurs….); un vieil asile où il va peindre des dizaines de toiles des champs vus de la fenêtre de sa chambre, des oliviers également ainsi que nombre d’iris du jardin de cet hôpital privé géré par le docteur Rey…

De la région de la Provence qui est pour lui d’un soleil « jaune pur »,  il fait le rêve d’y travailler et y vivre comme de convaincre ses amis Paul Gauguin, Henri Toulouse Lautrec et d’autres de venir s’y installer et l’accompagner.  Mais presque personne ne répond à son appel.  Toulouse-Lautrec préfère continuer à vivre ses nuits dissolues dans les cabarets de Paris jusqu’à ce que l’alcool et la syphilis le tuent à 37 ans…. Seul Gauguin, brutal certes, mais ayant une grande tendresse pour Van Gogh, le rejoindra un temps ; mais une violente brouille verbale sur une question artistique les sépare vite… Il se coupe l’oreille… Son frère Théo le convainc de se rendre à l’asile ; l’y accompagne…
 « Folie » : c’est le seul terme pour caractériser cet état– avec celui de démence- que l’on en a au siècle de la révolution industrielle et de la grande colonisation. A cette époque avoir la masse cervicale malade c’est être incurable. On est fou à lier. On interne … Il n’y a pas de traitement psychologique, pas de traitement par la parole. Le malade, isolé, est abruti de laudanum (teinture alcoolique d’opium)…

Cette « folie » nous paraitrait aujourd’hui d’autant plus « incompréhensible » au vu du contexte familial aisé et cultivé, nourri d’art et de spiritualité  d’une famille simple et pacifique, ouverte et libérale dans laquelle a vécu le jeune Van Gogh. Elève sérieux, ne pratiquait-il pas le français, l’anglais et l’allemand ? Dés l’enfance il aspire à devenir un missionnaire afin de servir avec bonté les autres, notamment les pauvres, « les mangeurs de pommes de terre » qu’il peindra plus tard… A 16 ans sa famille le met en apprentissage dans une firme internationale de vente de tableaux d’art à La Haye  puis à Londres… Des centaines , sinon des milliers d’œuvres, vont passer directement par ses mains qu’il prend, regarde, analyse, évalue, et participe même à leur encadrement pour le marché européen de l’art. Lui qui ne vendra pratqiuement aucune de ses propres toiles de son vivant…
Mais, jeune et bel homme, réservé et silencieux, il n’en essuie pas moins échec après échec amoureux auprès des femmes. « Peut etre y a-t-il quelque chose en lui qui inquiète, qui fait peur…. », s’interroge le conférencier. Van Gogh finira par vivre plus par pitié que par amour auprès de Sien, une prostituée qui attend un enfant et qu’il aurait épousé n’était l’opposition ferme de sa famille. Sien et lui se quitteront dans une profonde tristesse. Elle mourra de tuberculose…

Projection d’un des autoportraits de Van Gogh à sa sortie de l’asile 
Photo: Abderrahmane Djelfaoui

On comprend alors que ces autoportraits soient la matérialisation fébrile et maitrisée d’une volonté de se voir au plus profond de soi jusqu’à s’y perdre tragiquement… Une manière qui croise étrangement la légende de Narcisse qui voyant son reflet dans l’eau (son être en miroir… son désir et sa présence en « direct »...) s’en approche encore et encore jusqu’à chuter dans l’eau et se noyer comme le rapporte la mythologie grecque il y a des milliers d’années…

L’enfance broyée…

En fait, de décennie en décennie, après le début du vingtième siècle, les historiens d’art ont peu a peu remonté vers ce qui pourrait être la faille primordiale de l’artiste.

Vincent naît un 30 mars, une date qui jour pour jour correspond à celle de son frère ainé, mort un an auparavant et qu’on avait nommé… Vincent ! « Vincent Van Gogh se considérait-il comme un fils de substitution ? », se demande Benamar Mediene… Cette blessure secrète, irrévocable, il la portera sa vie durant qu’il voyage, qu’il étudie, qu’il peigne, aime ou sombre dans la détresse immense. Incompris. Solitaire. Déchu… Ce n’est que vingt ans après sa mort que les toiles de Vincent Van Gogh sortiront de l’oubli pour commencer une carrière universelle…

Autre paradoxe, autre grande ligne de fracture. Alors que Van Gogh se tue d’une balle à la poitrine un 27 juillet 1890, Le 27 juillet 1943, alors qu’il joue avec ses deux petites sœurs, dont Yasmine qui dessinait un avion avec un morceau de charbon de bois, M’Hamed Issiakhem dégoupille inconsciemment « la bague magique » d’une grenade. Elle explose…. Les deux sœurs et un neveu vont mourir. La plus jeune agonisera une semaine entière prés de son lit…. Son geste les a tués…. C’est lui ! Et sa mère le considérera comme tel… Quel humain pourrait vivre avec un tel fardeau, insupportable ? D’autant que suite à cette explosion on va d’abord couper les doigts de l’adolescent. Puis sa main, puis le bras gauche…

Benamar Mediene rapporte par ailleurs dans son beau livre «Issiakhem » (Casbah éditions) que M’Hamed lui fera bien plus tard cette réflexion furieusement autocritique et humoristiquement noire : : « Tu te rends compte, dire à une belle : Viens dans mon bras, chérie ! C’est d’un ridicule ! Si elle est amoureuse de moi, elle éclate en sanglots et si elle ne l’est pas… elle éclate de rire !… »

Autoportrait de M’Hamed Issiakhem en « Beau jeune homme élégant » (photo Abderrahmane Djelfaoui)


L’enfance de M’Hamed Issiakhem fut pourtant celle d’un enfant heureux dans une famille aisée durant la colonisation. Son père était propriétaire de hammams. M’Hamed suivit une scolarité brillante et remarquée. L’enfant était déjà très doué pour le dessin ; il reçoit même pour cela un premier prix à l’âge de treize ans… Le père ne lui fera pas moins suivre « ses classes » aux bains à ses côtés parce qu’il entend destiner son fils à gérer plus tard l’affaire familiale et à devenir une sorte « d’industriel » des bains de la ville de Relizane et de sa région…

C’est dans ce hammam, aux dires de Benamar Mediene qui en reçu l’aveu, que M’Hamed Issiakhem affirme qu’il a apprit la peinture, c'est-à-dire à observer les différentes attitudes des corps, les différences entre les individus, les atmosphères chargées de vapeur, les murs ruisselants de gouttelettes, les lumières diffuses d’où il tirera sa vie entière l’effet de sfumato qu’il privilégie comme fond pour peindre les personnages de ses toiles. Remontant à Léonard de Vinci, le sfumato est une technique « qui laisse une certaine incertitude sur la terminaison du contour et sur les détails des formes quand on regarde l’ouvrage de près, mais qui n’occasionne aucune indécision, quand on se place à une juste distance » 

Immense vie créative d’un individu éclaté et violent

A 20 ans, en 1947, M’Hamed Issiakhem quitte sa famille pour Alger. Il s’inscrit d’abord à la Société des beaux arts d’Alger puis rejoint l’Ecole des beaux arts où il est vite remarqué, malgré son terrible handicap, par le miniaturiste Mohammed Racim et le peintre Sauveur Galiéro qui le prennent en charge, l’initient aux fondements du véritable travail artistique, ses techniques, ses secrets ainsi que l’application et la nécessaire patience pour faire aboutir l’œuvre.

M’Hamed Issiakhem. Femme nue assise. 1949. Crayon sur papier

En 1949 il réalise son premier autoportrait à la Gauguin qui est exposé à la grande galerie d’Alger. Le jeune M’Hamed est sérieux, travailleur, bien habillé et élégant… mais il ne tarde pas à rencontrer celui qui sera son alter égo pour l’éternité, Kateb Yacine et lui donnera son surnom d’œil de Lynx….
Bien des decennies plus tard, Kateb Yacine témoignera : « … Je l'ai vu plus d'une fois, finir une toile en quelques heures, pour la détruire tout à coup et la refaire encore, comme si son œuvre aussi était une grenade qui n'a jamais fini d'exploser dans ses mains. En détruisant son œuvre, dans un suprême effort de tension créatrice, comme pour briser le piège ultime de la beauté, le peintre viole ses propres formes, car le démon de la recherche le pousse toujours plus loin. Mais toute création commence nécessairement par l'autodestruction… »

Si la vie de M’Hamed Issiakhem est une longue vie de créateur instinctif et passionné, une vie de dessinateur et de caricaturiste solidaire des causes justes, elle n’en est pas moins un calvaire. Elle est une  explosion à répétition, orageuse, mauvaise et violente. Combien d’artistes ne sont-ils pas plaints de provocations ou d’attaques directes contre eux de la part d’Issiakhem ?... La cause en est évidemment et de façon principale le trauma de 1943… « Qui peut vivre normalement après ça ? demande Bemamar Mediene, qui ajoute : vivre avec des bouts de métal dans son corps et certainement encore aujourd’hui, alors qu’il est enterré, avec des éclats dans le squelette…. »

A 28 ans, M’Hamed Issiakhem est en traitement dans l’immense clinique Laborde du docteur Jean Oury dans le Loir et Cher. Psychiatre et psychanalyste, ami des poètes et des philosophes,  le docteur Oury pratique « la nouvelle psychiatrie » mise à jour par François Tosquelles, médecin réfugié de la guerre d'Espagne... L’institution s’étale sur des centaines d’hectares. Là  tous les patients travaillent. Issiakhem de même…. Est-ce Khaled Benmiloud, étudiant en psychiatrie à cette époque, qui l’y a emmené ?.... Le fait est que M’Hamed Issiakhem y entre et en sort, y faisant des séjours plus ou moins fréquents.  Le docteur Oury l’autorisera même à venir en Algérie en permission de sortie suite à l’information de l’arrestation de son frère Ferhat et de son père par l’armée coloniale… C’est aussi que le docteur Oury est un pro-FLN… 1956 : il fait le portrait d’Ismael Ait Djafer, l’auteur de La «complainte des mendiants arabes de la Casbah et de la petite Yasmina tuée par son père» poème et terrible réquisitoire contre la colonisation écrit en 1951.

Portrait D'Ait Djafer par Issiakhem

Avant de clore sa conférence, Benamar Mediene il ne manqua pas de citer le cas d’autres peintres « entre génie et folie », tel Abdelouahab Mokrani….

M’Hamed Issialhem en chimiothérapie

Puis il relatera « la dernière période » du peintre… Benamar Mediene rapporte ce fait pathétique et fort lorsqu’il rendit visite à son ami alors en traitement de chimiothérapie. Avant même de pouvoir accéder à la chambre du malade, Benamar Mediene rencontre le spécialiste qui suit et traite le cancer d’Issiakhem. Il lui fait part que celui-ci est dans un état de dégradation « pas possible » mais qu’il n’en demeure pas moins une force de la nature qui ne veut pas se laisser vaincre par la maladie et que « il ne mourra jamais ! »…. Benamar s’en va vers la chambre du cancéreux en phase finale. Il ouvre la porte, le voit yeux fermés, le visage dégoulinant de sueur qu’il essuie… M’Hamed ouvre alors les yeux… Il reconnait Benamar Mediene et lui dit de but en blanc : « Ah, c’est toi… Donne moi une cigarette ! »

Chimiothérapie

Dans cette rétrospective, magistralement donnée par Benamar Mediene sans d’ailleurs pouvoir lire ses notes (il avait oublié ses bonnes lunettes à domicile….), le conférencier donne à grands traits une image du livre même qu’il prépare actuellement sur ce sujet. S’il s’est mis sérieusement au travail sur Van Gogh depuis prés de dix ans, Benamar Mediene poursuit l’analyse et la mise en lumière de M’Hamed Issiakhem depuis une trentaine d’années.On apprendra d’ailleurs au cours du débat que notre conférencier est souvent, ces dernières années, appelé en tant qu’ami proche de l’artiste et historien de l’art à authentifier certaines de ses oeuvres mises en vente à haut prix sur le marché international de l’art…

Benamar Mediene présentant son beau livre




Abderrahmane Djelfaoui


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