jeudi 26 mars 2015

Bône-villa Sésini, un aller simple…

Anna Gréki, de son nom de jeune fille Colette Grégoire – ou Colette Melki, de son nom d’époux- est née le 14 mars 1931 à Batna. Elle est décédée à Alger le 5 janvier 1966, à l’âge de 35 ans alors qu’elle était enseignante au Lycée Emir Abdelkader. Militante pour l’indépendance de l’Algérie, elle est arrêtée en mars 1957, torturée à la villa Sésini, emprisonnée ensuite à Barberousse-Serkadji avec une quarantaine de militantes et moudjahidates, ses sœurs, jusqu’à fin 1958avant qu’elle ne soit encore déportée au camp militaire de Béni Messous pour quelques mois…

Ici lz roman de son dernier jour de liberté …


Jeudi 21 mars Mars1957...

J’imagine son enfer durant le voyage en train de Bône vers Alger…Les informations qui se sont amplifiées dans l’atmosphère de guerre qui tenaille Alger font, qu’aussi forte soit-elle, elle pressent et respire la torture dans ce wagon comme un chat flaire l’imminence du séisme…
Alger est « coupée de barrages, de barbelés, sans cesse parcourue et contrôlée par des patrouilles militaires. Chaque nuit dans les quartiers « arabes », à la Casbah, à Belcourt, au Clos-Salembier, policiers et soldats entraient dans les maisons, enfonçaient les portes qui ne s’ouvraient pas assez vite et, dans les hurlements et les pleurs des enfants terrorisés, à coups de crosse et de matraque, contraignaient les habitants encore dévêtus à s’entasser dans les camions pour les conduire vers « les centres de tri »…[1]

Qui sont ceux qui ne le savent pas ? Quels sont ceux et celles qui depuis tant d’années ont pu « en revenir » ? Français ou Algériens ; femmes ou vieillards ; gueux ou simples clandestins, humbles travailleurs ou instruits anonymes ?...
Il y a cinq semaines, ON A COUPÉ  LA TETE A FERNAND ! L’ouvrier. Le voisin d’Henri Maillot au Clos-Salembier où il était né. L’homme bon....
Et Larbi Ben M’Hidi à la une des journaux, le sourire de l’ange aux lèvres. Menotté. Parti déjà, tant les paras n’assurent jamais aucun retour. Les yeux de Colette en strient les vitres de colère où fuient des larmes de pluie…
Puis des bombes qui ont éclaté sur les boulevards des beaux quartiers d’Alger qu’ils croyaient être une villégiature… D’autres encore dans les stades des quartiers sécurisés d’El Biar et du Ruisseau… Transportées et déposées par « des européennes », « des salopes» disent-ils, eux qui ne savent pas… L’armée du vaste empire colonial est soudain confrontée à quelques couffins ; au regard droit d’un peuple démembré, humilié, qui relève la tête émettre haut le son de sa destinée…

Alors ? Alors on bombarde ! On torture ! On quadrille toujours plus de quartiers, de villes, de routes…

« … C’est la guerre
Le ciel mousseux d’hélicoptères
Saute à la dynamite
La terre chaude jaillit et glisse
En coulée de miel
Le long des éclats de faïence bleue
Du ciel blanc
Les bruits d’hélices
Ont remplacé les bruits d’abeilles… »

Qu’est devenu son petit ami d’enfance au village de Menaâ, lui qui allait magiquement sur ses échasses?… Il aura grandi … Comme moi, se dit-elle… Dans le vaste maquis, rebelle, loin des braises du feu familial. Loin des arbres fruitiers et du chant des oiseaux…

« …Les Aurès frémissent
Sous la caresse
Des postes émetteurs clandestins
Le souffle de la liberté
Se propageant par ondes électriques
Vibre comme le pelage orageux d’un fauve
Ivre d’un oxygène soudain… »[2]

« Orageuse» elle est, comme on peut l’être dans le vide métallique d’un compartiment anonyme, se demandant narines aux aguets si elle n’est pas observée, guettée, suivie... Elle a tellement besoin de cet oxygène « interdit » pour apaiser ce qui fait nœud de sa poitrine à sa ceinture… Apaiser le tison de sa conscience… A-t-elle raison ? Tort ? Peut être pas mourir d’une balle ou d’une bombe… en ville ou au djbel… mais autre chose elle aurait du faire qu’écouter les paroles de son père René … Paroles surannées !
Depuis 15 ans, il est radical-socialiste ! Mais qu’est-ce que cela veut bien dire : radical-socialiste  quand ce socialisme clame « il ne saurait y avoir deux  sortes de Français mais une seule qui englobe également le Parisien, indigène de Paris, le Marseillais, indigène de Marseille, et l’arabe, indigène d’Algérie» ?... Elle remarque pour la énième fois, comme l’aurait fait Montesquieu, que les premiers sont « indigènes » d’une ville de France tandis que le dernier est « indigène » de son pays qui n’est pas la France… Quand « nos grands militaires » hurlent eux : « La France de Dunkerque à Tamanrasset » ! C’est peut être cette « réclame » qui avait fini par faire de Bône le siège d’un nouveau département de l’Algérie française moins d’un an après Novembre 54 ! Bône, une ville de fêtards insouciants et de riches sourds à toutes les misères …

« …Avec un famélique entrain les gosses dorment
dans leurs habits fiévreux qui s’évaporeront
demain prés du poêle de la classe
aux dents de lait… »
Ecrivait-elle il ya quelques mois dans son long poème « Bône 1956 », …

Le train balance d’un côté à l’autre et vice versa à certains aiguillages et larges virages, si puissants des hautes plaines des (faux) silences après l’insurrection d’il y a deux étés…
Si elle constate avec fierté qu’Alger rep est bien le héraut du rassemblement des forces vives pour l’indépendance de l’Algérie, elle ne peut qu’accuser la sénilité de la SFIO, moins celle de son père en tout cas que celle de l’atlantiste Guy Mollet qui avait fait approuver la suspension de toutes les libertés pour donner à la gendarmerie, à la police et aux centaines de milliers de militaires sur-armés « le droit » de pratiquer sans réserve des "interrogatoires poussés", de tout couvrir par des "mesures d'urgence" et autres "traitements spéciaux". …

Et d’une pointe à la poitrine, terrible-terrible, re-voir Sid Ahmed ; Sid Ahmed Inal

« Où est le cœur où est le rêve où est l’ami
La mise à mort la mise en terre est mise à nu »…

Inal mort au combat, mort au maquis dans les monts de Tlemcen… Loin, loin, loin d’elle… Si loin de leurs derniers jours heureux à la mer ; leurs regards, leurs baisers…  Non ! Non ! Ne jamais tomber entre leurs mains sales! se martèle-t-elle intérieurement d’un poing serré comme un caillou au-delà de son regard fauve de détermination et d’immense douceur froide, brûlante…. Une frimousse d’angoisse dont rien ne semble transparaitre… Jamais!… Une retenue hyper lucide que des voyageurs pressés, pour la plupart européens et inquiets de l’air du temps dans leurs manteaux chauds qui la prendront pour une  fière fiancée allant vers son bel amant… Elle dont la colère transperce les parois inoxydables du compartiment… Comment a-t-elle pu se laisser abuser par son papa?... René l’instit est sans doute le meilleur père, « l’ami », mais que comprend-t-il à la politique réelle de ce monde ? La politique de la force et d’exactions? La politique des puissants et leur aveuglement bavé d’une morgue pas possible !
Que peut-il comprendre à toutes les révolutions qui s’annoncent et lèvent la voix? Elle rage froid qu’il ne puisse pas concevoir ça, maître et directeur d’école qu’il est…  Une petite personnalité à Bône qui ne voit pas que cette situation est celle d’un ordre impitoyable pour faire la guerre, toutes les guerres en se bardant d’ « Honneur » et de « Principes » claironnés…

Et filent avec le train sous un haut ciel ligneux tant d’images familiales … celles de son papa qui, il y a vingt ans, taillait patiemment au canif des heures durant, devant ses yeux d’enfant, des plumes d’oiseaux de la montagne pour ses classes d’élèves à Menaâ…
Images de repas de fêtes, de lectures infinies, de plages, soleil, douceur, misères et autres silences amers… Et ces dernières et superbes baignades d’hiver aux plages lumineuses de Aïn Taya avec Sid Ahmed, avec Inal… N’était la guerre qui l’aiguillonne au plus profond d’elle-même, elle se pincerait pour savoir si sa colère est capable de faire hurler les rails à faire fuir les corbeaux…

Colette est en cavale !
Ne sachant où se cacher après la découverte par les paras de la cache de la villa Mirelle, - au boulevard Bru, à une portée de voix de la radio et de la télévision, à vingt minutes de marche du Clos Salembier - elle était revenue  chez ses parents dans la riche et quiète Bône filant une vie comme sur une autre planète…. Illusoire répit …

Elle a expliqué à ses parents « comme ils s’en doutaient, qu’elle avait eu un engagement politique et qu’elle était grillée pour avoir hébergé des gens pourchassés [ « p o u r c h a s s é s », un mot qui lui rappelle la barbarie et l’apparat de la noblesse des chasses à cour …]
« Son père directeur d’école républicain, épouvanté de voir la carrière de sa fille compromise, s’est ingénié par ses relations à arranger les choses. Il connaissait tout le monde, tutoyait le commissaire de police.
« « Ma fille est généreuse, tu la connais elle est un  peu fofolle, elle s’est mise dans une mauvaise affaire, il faut la tirer de là. Elle n’a pas fait d’attentat et n’a fait que de petites bêtises à Alger. Tu connais son grand cœur. Il faudrait qu’elle reparte en France et que cela ne remette pas en cause une carrière qui pourrait être brillante.
« -Mais bien sûr, on sait ce que c’est la jeunesse. Je vais passer un coup de fil à mes collègues d’Alger. Il faut la sermonner, elle ira poursuivre ses études en France.
« Le policier revient au bout de quelques jours voir le père.
« -Ca y est tout est arrangé [un mot qui s’allonge au plus profond de sa conscience: « arrangé »], j’ai prévenu les collègues d’Alger, ils passent l’éponge, elle peut rentrer pour finir son année scolaire à l’école d’Alger, ensuite, je te conseille de l’envoyer en Sorbonne pour terminer sa licence de lettres »[3]. La Sorbonne où elle a étudié côte à côte avec Sid Ahmed Inal entre deux virées avec la bande à Kateb, Issiakhem et Malek Haddad

Elle qui a fêté ses vingt six ans, -jeudi passé … Le jour même où  le général De Gaulle haussait la voix à Colomb-Béchar: "Le Sahara est un ensemble qui est pour notre pays une chance immense. Il s'agit que nous ne le perdions pas. Et nous ne le perdrons pas presque uniquement grâce à l'armée française…." 
L’armée française ! Mais elle l’institutrice et militante aguerrie, pourrait-elle résister à la monstrueuse machine à broyer la vie ?...  Cette immonde machine remontée des débris d’un empire dont un détachement s’était illustré sur le canal de Suez, aux cotés d’Israël ?... La 10è D.P. : actualités Pathè-cinéma … grand film… 

 « …Sur les journaux de pauvres victoires honteuses 
manquent de sang de panache pour le million
tapi dans le gouffre de ses droits éperdus
Ceux qui se disent Français pour demeurer
en Algérie…»[4]

Et ces souvenirs  à la cité des provinces de France d’avant-guerre… souvenirs de bus,  de la Sorbonne et de tous les camarades des colonies du « Groupe de langue » bûcheurs, joyeux  envers et contre tous les déboires …  Elle et Sid Ahmed marchant enlacés le long des quais … Longs jours d’études puis d’une prise de décision radicale : revenir en Algérie, se battre pour l’Algérie… Jours lumineux de Pâques 1956 à Ain Taya, dans le frisson, la peur, la joie, l’espoir avant le grand départ… Sans retour… la vie. La mort. Le miel gorgé de sang. Ces jours d’éternité chez Abdelkader et Jacqueline Guerroudj qui viennent d’être arrêtés l’un, puis l’autre…Seront-ils eux aussi condamnés à mort, guillotinés ?  Et leurs enfants qui nous avaient libéré leur chambre à la lisière d’Alger sable et mouettes...

Que sommes –nous donc ?  Et comment agir quand on est coupé de l’organisation, des camarades?  Coupé, comme l’hémophile, béance de sa blessure…  Sur qui d’autre compter que son intime et irréfragable intuition ... Colère !… Colère ! Que les infatués «  bien-pensants » l’aient ainsi forcée à la plus terrible clandestinité … eux qui ont assassiné l’Amour…
Pourrais-je résister ne serait-ce qu’un jour, une heure? … sans donner un seul nom ni un détail sur les planques, sur qui y est passé ; aucune date ou même un surnom? …
Certainement les camarades ont-ils eu le temps, depuis que je suis grillée, de tout mettre au vert pour de nouveaux réseaux, inconnus, efficaces…

« … Tu me garderas mon pays
comme le sage tient sa langue
comme la terre tient ses corps
et leur promesse de saisons… »[5]

Si jamais la faucheuse est au rendez-vous, quelle bribe d’espoir en cette guerre d’être inhumée là bas, dans ma terre de naissance, ma montagne, mon douar?...
De Menaa des Aurès à la Plage des Jeunes Filles de Collo, son souffle étincelle entre l’acier des roues et des rails…
Tant la guerre broyeuse ne fait aucune différence d’âge, de sexe, de langue ou d’opinion. Tant la machine infernale enragée de n’avoir pu juguler grève des huit jours, maquis, réseaux, ONU et solidarités internationales s’arroge tous les passe-droits…


… Déjà fugitifs, Sid Ahmed et elle, ayant quitté leur dernier refuge à Aïn Taya, se sont engagés d’un commun accord, et l’assentiment fraternel des Guerroudj,  l’un dans les maquis pour la libération de la patrie; elle dans le les réseaux des fortes solidarités, si efficaces… Puis ces quelques lettres miraculeuses qu’il lui a fait postées d’Oujda…  Oujda ! De ce pays déjà indépendant ! Un trésor de constellations en plein jour… Puis plus rien… Elle et lui sur la lumineuse plage d’hiver comme si c’était il y a encore une heure… Une heure si bellement salée à ses yeux, à sa bouche, avec son humour… Que sait-elle et que saura-t-elle jamais de son bel homme devenu officier et secrétaire de zone du FLN-ALN, - arrêté, blessé dans un furieux accrochage puis abominablement tué?.. [6]
Et de se demander ce que sont devenus les effets de Sid Ahmed, sa veste, sa chemise, son linge de corps ?

Et son père à elle vivant au ralenti! Comme si la domination des colons pouvait être éternelle ! Elle ne se fait aucune illusion sur son humble grandiloquence. Le 22 octobre, les généraux d’Alger n’ont-ils pas détourné l’avion du Sultan qui transportait Ben Bella, Khider, Boudiaf, Ait Ahmed et Lacheraf vers Tunis? [7] . Avec l’aval de Guy Mollet ! Aucune volonté de trêve, ni perspective pour mettre fin à la guerre… Accélération forcenée de la part des furieux revanchards, des sourds…

La peur seulement, si difficile à juguler…à un degré de fusion et de folie que personne ne peut imaginer, que personne ne peut sensément prévoir...

« … J’ai besoin de ce monde à la chair vulnérable
où la mort vous emporte comme la colère
où les amours comme le sang ne font qu’un tour… »[8]

Pourra-t-elle gérer ? Pourra-t-elle tenir ?...Elle pressent (de fièvre froide) que tout ce qui fait sa vie, va être cisaillé, damé, comme tout est damé dans un séisme… Comme à Orléanville ;  amour et poésie dévastés… Ses yeux une nouvelle fois émettent des éclairs… Peut être va-t-elle être damée  jusque dans son enfance aux nuits d’étoiles comme des diamants…. Damée jusque dans ses années à venir ; damés ses fines plantes de pieds, ses genoux – N O N veut-elle crier fière... N O N à se voir suppliciée comme le seront ses robes, ses gants, ses mouchoirs, ses dessous, ses lettres, ses ongles, sa salive pour tout le restant de vivre…

Elle projette déjà tout le geyser de sa rage, de l’étouffement. Le vomi sur vomi, son sang,  sa souillure, sa folie. N O N !

L’enfer ne pouvait commencer que profond en son bas ventre avant d’arriver de Bône en gare du Maurétania dressé face aux quais du port…

Puis, à sa descente des marchepieds du train, qui aura vu les démons, les désaxés, la pousser rudement à monter en voiture?
Et quelle importance ? …

©Abderrahmane Djelfaoui



Notes :

[1] Henri Alleg. Mémoire algérienne. Combats clandestins. Casbah éditions. Alger. 2006. Page 211
2 Anna Gréki. Algérie Capitale Alger, Pierre Jean Oswald, 1963.Page 28
3  Témoignage de Claudine Lacascade, sa camarade enseignante à Alger en 1956. In : Des Françaises d’Algérie dans la guerre de libération. Des oubliées de l’histoire, par Andrée Dore-Audibert. Editions Karthala, Paris. 1995.
4 « Bône 1956 »
5« Bône 1956 »
6« […] C’est à Aïn Taya que j’ai revu pour la dernière fois Sid Ahmed Inal, que j’avais bien connu à Tlemcen, et qui était venu me rendre visite quand j’étais exilée à Rouen. Lui-même terminait à Paris des études d’Histoire. C’était un intellectuel, un vrai,  sans que cela gâte en rien son naturel et sa simplicité. Affable, doué d’un humour subtil, il était authentique, équilibré, capable d’aller jusqu’au bout de sa vérité, et c’est ce qu’il a fait. En nous quittant, il est retourné au maquis du coté de Tlemcen, et il y a été tué dans des circonstances affreuses […] ». Jacqueline Guerroudj, Des douars et des prisons. Préface d’Abdelhamid Benzine. Editions Bouchène, Alger, 1993. Deuxième édition EDIF 2000, Alger, Alger, 2010)
7 Etrangeté de l’histoire: Mostefa Lacheraf  sera sept ans plus tard le préfacier de son premier et célèbre recueil : « Algérie Capitale Alger »….
8« Bône 1956 »

















dimanche 22 mars 2015

Chronique sans frontière ! Entretien à bâtons rompus avec le photographe El Hadi Hamdikène

Après trente ans d’activité en Algérie, (depuis « Au fil des gares », qui captait une ligne de train, désaffectée, qui reliait Djebel Onk - frontière tunisienne- a à El Hadjar dans les années 80) tu présentes aujourd’hui une exposition paradoxale, puisque de Annaba ton regard s’est envolé vers une ville très lointaine du Nord dont tu reviens avec une expo intitulée « Chronique dunkerquoise ». Que dire de ce long parcours ?...

Ouh la ! Vaste question ! Ce sont en effet des expériences multiples que l’on cumule durant sa carrière de photographe! On apprend beaucoup… Depuis les années 1980, il y a effectivement une évolution et des découvertes! Comme beaucoup,  j’ai commencé à faire de la photo dans la rue! Un de mes amis de l’époque était Nacer Merdjkane reporter à « Révolution Africaine » ; on se voyait à Annaba, à Alger! Nous travaillions en argentique, il avait un Nikon, nous nous échangions de la pellicule Orwo qu’on achetait dans les magasins subventionnés par l’Etat! Il y avait également Abdelkrim Amirouche, Halim Zenati ou notre ami tragiquement disparu Boukerche …
Dont on ne parle plus !


Malheureusement, lui qui est un grand photographe aussi ! Moi j’étais isolé dans ma petite ville d’Annaba et eux étaient à Alger,  dans la capitale ! J’avoue que j’en étais un peu jaloux, mais tout en faisant mes photos je prenais du recul pour apprécier ce qu’ils faisaient ; en fait moi aussi j’évoluais dans mon coin. J’étais en contact avec eux par l’esprit, le cœur et la passion du métier. 



En parlant de tes débuts, tu réponds que c’est une question de groupe ! Tu t’intègres d’emblée à ce groupe de copains, d’amis de l’époque. N’était-ce pas au départ pour toi une volonté personnelle ?

Parce que l’on n’était que quelques photographes en ces années, nous avons été les premiers à exposer dans des instituts, à la salle El Mougar, au Centre culturel français … Ma toute première expo je l’ai faite à la Cinémathèque Algérienne à Annaba ; c’était « Portraits choisis ». Des portraits d’individus… C’était surtout des visages familiers, de ma famille, de mon entourage ! C’était ma première expérience ! Pour ce qui était de mes copains photographes, je suivais de loin ce qu’ils faisaient et de temps en temps on se rencontrait mais chacun évoluait dans sa ville, dans ses rêves, avec ses projets pour lesquels il fallait être tenace, parce que la photographie argentique, sur pellicules, était techniquement ardue et, d’autre part, la photographie n’était pas bien acceptée dans notre société…


D’accord, mais d’abord qu’est-ce qui a pu déclencher chez toi le rapport à l’image, à la photographie ? Est-ce que tu aurais pu tout aussi bien être peintre, cinéaste, ou même dessinateur industriel, dessinateur pour tissus, des textiles ?...

Tout à fait ! Le premier déclencheur a été le cinéma ! Je suis natif de Sedrata et mon père m’amenait tout jeune au cinéma. La première fois que j’ai été dans une salle obscure, c’était pour voir Charlie Chaplin, Charlot ! Puis après ça a été « Mangala, fille des Indes ». Superbe ! Inoubliable ! J’ai bien sur vu d’autres films qui m’ont fasciné ; mais l’image cinéma a été le déclic. Très tôt, je me suis dit : je serai cinéaste ou photographe ! Je me le suis dit et j’ai choisi… Je n’avais que neuf-dix ans à l’époque, Et depuis l’image me poursuit (rire)…
Mon travail photographique est depuis en perpétuel mouvement ! La photographie ce sont des chantiers, chaque fois nouveaux. Il y a eu depuis mes débuts de très nombreux chantiers photographiques. Jusqu’à cette dernière expérience (« Chronique dunkerquoise ») où j’ai eu l’honneur  de tirer le portrait de Dunkerque, qui est une grande ville industrielle ; un port immense, avec des habitants chaleureux et une architecture très particulière ! Sincèrement, j’ai rencontré là des gens fabuleux qui m’ont ouvert leurs foyers, leurs cœurs aussi ! J’ai surtout découvert la lumière du nord… Les dunkerquois sont  des gens merveilleux ! J’ai rencontré de grands artistes humbles ! De grands photographes et plasticiens qui m’ont beaucoup aidé à réaliser ce travail sur leur ville !
Je pense à Marie-Noëlle Boutin, photographe lilloise qui a fait un travail superbe sur Annaba ! J’ai oublié de dire que mon travail est un échange : une photographe de Lille est venue photographier Annaba ! Elle a fait un travail sur les territoires de jeunesse ! Et moi, je suis parti à Dunkerque, à Lille, faire le portrait de la ville de Dunkerque ! Mais il n’empêche que j’ai côtoyé beaucoup d’artistes à Lille, à Tourcoing ! J’ai vu le musée des Beaux-arts, le musée d’art contemporain de Lille qui est magnifique ! J’ai rencontré des photographes qui on publié des livres, qui ont exposé, qui ont une grande réputation en France …
Au début de ce travail j’hésitais ! Mais ils m’ont mis sur les rails, ils m’ont encouragé à regarder cette lumière du Nord!  La lumière particulière des Flandres qui a inspiré de grands peintres, de grands cinéastes comme Eric Röhmer !

Et un type de lumière que nous n’avons pas du tout l’habitude de voir, nous autres méditerranéens.

Effectivement ! Je viens du sud, je suis habitué à une lumière forte avec des ombres franches presque à couper au couteau, comme on dit ! Mais à la frontière belge, c’était une lumière magique, vaporeuse, particulière ; une très belle lumière qui a changé mon regard de photographe, je l’avoue ! Au début j’ai même failli abandonner mon projet parce que je ne voyais pas comment capter une telle lumière…


Et comment les dunkerquois ont apprécié, vu ou critiqué ce travail sur leur ville vu par un Autre ?

Sincèrement, ils ont beaucoup aimé ! « Chroniques dunkerquoise », a été exposée dans le cadre des rencontres photographiques de Dunkerque en 2014 au château Coquel, dans une très belle galerie, j’y ai reçu beaucoup d’amis lors du vernissage ! Ils ont apprécié mon regard singulier, le regard d’un photographe du Sud habitué aux lumières de la Méditerranée et comment j’ai pu photographier la lumière du Nord ! Ils ont beaucoup apprécié parce que j’ai aussi photographié l’architecture, les gens ! J’ai séjourné chez des familles qui m’ont ouvert leurs portes ! J’ai photographié le littoral dunkerquois ! Des plages avec des bunkers de la deuxième guerre mondiale qui vont jusqu’en Belgique! Et l’Angleterre, en face, à un jet de pierre! Il y a toute cette atmosphère du Nord qui m’a rappelé des films que j’ai vu dans ma jeunesse ; des films de Römer, de Godard ou  de Truffaut par exemple qui a tourné « Les 400 coups » sur une plage de Normandie! Elles inspirent beaucoup, ces plages là !                

Tu as passé un temps long à Dunkerque ?

J’y ai passé deux mois avec deux séjours de trois semaines dont une semaine de repérages ! J’ai découvert une ville mais surtout sa lumière … Il faut savoir que la lumière du nord, le matin, commence par la brume! Tu te dis : Je ne pourrais jamais faire des photos dans ces conditions là !  Puis à midi le temps se casse, et les après-midis  il y a comme  des incendies dans le ciel ! Il a des nuages avec des feux, avec de l’or ! Et ça change complètement ; ça donne des ciels fabuleux ! Des lumières magnifiques sur les édifices ! Sur les arbres, sur le port, sur les plages …

Tu parle comme un peintre ! Mais comment le photographe se débrouille avec ces changements pour les capter ?

C’est notre métier, notre outil ! L’encre du photographe c’est la lumière ! Sans la lumière on ne peut pas écrire car nous écrivons avec la lumière ! On apprend à la dompter, à la connaitre, à l’apprivoiser, à la sentir, voilà ! La lumière on la sent ! C’est comme les cinéastes et même les poètes qui sont aussi inspirés par la lumière ! Il n’y a pas que les peintres et les photographes !



Alors entre les années 80 et cette lumière du Nord, qu’est-ce qui a changé dans le métier ?

A l’époque, on faisait beaucoup de photos de rue ! Du reportage au sens social du terme. On voulait faire des photos comme Raymond Depardon, notre maître de l’époque. Depardon était notre guide, notre phare…. Robert Franck et Eugene Smith aussi! Avec les copains d’Alger, on avait le contact jusqu'a l'arrivée de la décennie noire qui nous a séparés et meurtris...Paradoxalement cette période m'a enrichie, parce que j'ai continué a faire de la photo en solitaire… Maintenant, effectivement, le regard a changé, il a surtout muri ! On peut dire que pour des photographes de ma génération,  les photos de rues c’est fini. Ce sont des prises de vue intimistes que je fais ! Je travaille par exemple aujourd’hui sur les jardins, « The last garden » (le dernier jardin) parce qu’au rythme ou ça va ces jardins vont être rasés ! Et pas seulement à Annaba ! On rase de belles villas et leurs jardins pour construire des Fast food  ! Après, il y a des mouches dans le quartier, au lieu qu’il y ait des senteurs de jasmin et de citronniers !.. J’ai aussi travaillé sur l’architecture de Fernand Pouillon en Algérie! Disons que je réfléchis plus et que je choisis de façon plus précise mes thèmes ; je prends le temps de les murir, de les travailler à long terme, doucement, lentement !

Entre la thématique sociale (ou socialiste) et l’intimisme qu’est-ce qui a changé dans la photographie : le cadrage, le point de vue, les perspectives, la composition ?

Oui, la photo, c’est une la manière de voir, c’est un cadrage comme tu dis, et ça s’acquiert avec les années ! Donc, on muri le regard qui est en apprentissage perpétuel ! Regarder le monde, regarder les objets ! Ils ont une poésie, mais il faut la déceler cette poésie, cette lumière ! C’est avec le temps et les expériences que le regard muri et on regarde les choses différemment que les autres.  Le regard s’individualise de plus en plus, c’est ce qui fait le regard d’un photographe ! D’un artiste !

Et tu as l’impression aujourd’hui, avec cette maturité, d’être en phase avec les poètes, écrivains, photographes, peintres en Algérie, ou en décalage ?

Ouh là ! (rire) C’est d’abord mon parcours personnel ! Je le développe ! Mais je ne suis pas en décalage ! Pour être plus précis je dirais qu’en Algérie, les rapports entre photographes se font difficilement ! Chacun est dans son coin ! Ca a toujours été comme cela, malheureusement ! Et lorsque l’on fait des expositions de photographie – il y en a très peu en fait- on parle très peu de nos expériences, comme on ne parle pas du tout de la photographie algérienne des années 1980 … Il n’y a pas d’échange sur le fonds, sur les thèmes, sur la technique…. On t’invite dans une institution culturelle étatique ou privée, tu exposes mais on  ne va pas plus loin qu’une simple expo. On ne fait pas de conférences, on n’invite pas de gens expérimentés dans la photographie, il n’y a pas de diaporama ! Pas de débats. Et les photographes de ma génération ont l’impression triste de ne pouvoir rien laisser aux jeunes! Eux qui ont besoin qu’on leur lègue une expérience, un patrimoine, des repères….  Notre capital expérience on ne va pas l’emporter avec nous ! Et ça c’est lamentable dans les expositions qui se font à coup de centaines (je ne sais pas) de millions avec parfois des catalogues mais où on ne va pas du tout à l’essentiel … Il n’y a pas de transmission ! Donc, pour moi, les initiateurs de ces rencontres ont échoué !!

Au fil des gares


On dit aujourd’hui qu’avec le passage à internet, à Face book et avec la capacité d’appareillage de plus en plus moderne, les jeunes commencent à  avoir un vrai regard, une activité pointue dans le domaine de la photographie.  

Tout à fait ! Ce sont deux mondes, deux époques ! Nous, lorsque nous avions commencé la photo, il n’y avait pas internet ! Il n’y avait que des revues photographiques que l’on ramenait de France comme on ramenait les produits chimiques pour le développement et le tirage…. On dépensait un argent fou à ramener des boites de papier Ilford ou Kodak  de la Fnac et d’ailleurs ! La photographie argentique c’était cher! A l’époque, même une lampe actinique, quand elle se grillait, il fallait la ramener de Paris ! Parce qu’on ne trouvait pas ici de lampe de laboratoire ! Maintenant avec le numérique, tout est sur ton ordinateur … Les gens font même des photos avec des Iphone. C’est la libération ! Avec internet tu peux visiter toutes les galeries d’art et de photos du monde….

Justement : est-ce que le numérique et ses logiciels facilite l’art?

Oui ! Tu sais le numérique ou l’argentique ne sont que des moyens ! La photographie c’est d’abord et avant tout des idées ! Une Vision, une éthique ! Tout dépend de ce que tu veux montrer et pourquoi tu continues à être photographe ! C’est ça la vraie question qu’il faut poser ! Le photographe c’est comme le romancier ou le scénariste : la technique pour lui que ce soit papier ou numérique n’est qu’une question de supports !

Mais qu’est-ce que tout cela veut dire précisément?

Pour moi, cela veut dire prendre du temps pour faire des expos, faire des livres… J’en ai fait très peu mais je choisis mes thèmes, je les muri, comme je te l’ai dit tout à l’heure ! Ce sont des idées que je note d’abord sur du papier, que je réfléchi ; je me documente, je tourne autour de mon sujet, j’en discute avec des amis, et ce n’est qu’après que je prends des photos !

Donc ce n’est pas instinctif ?

Non, ce n’est pas instinctif ! Au début, lorsque j’étais jeune, c’était instinctif ! Je descendais dans la rue, je chassais comme disait Henri Cartier-Bresson ! Maintenant : un crayon et un stylo d’abord. J’élabore un synopsis ; je cerne et je détaille le thème à développer ! Par exemple, sur Dunkerque, j’ai d’abord pris des notes, j’ai visité ; puis j’ai lu sur les photographes du nord de la France, sur des photographes comme William Klein qui a photographié Rome, Berlin et qui avait aussi réalisé un film sur le Festival panafricain d’Alger ! Il y a donc un travail qui se fait avant de commencer à prendre des photos!

 Nacer Medknae et El Hadi Hamdikène 
au Centre culkturel français 
Expo Chronique dunkerquoise


On dit que l’art contemporain, aujourd’hui, c’est quelque chose qui mixe plusieurs pratiques artistiques en même temps ! Est-ce que toi, en tant que photographe, tu as senti la nécessité d’adjoindre à la photo, quelque chose d’autre, que ce soit du son, de l’écrit…

Je suis un photographe qui est resté un puriste ! Les rajouts ne m’intéressent pas ! Parce que si tu rajoute quelque chose à une photo, ce n’est plus une photo ! Dans une exposition, on donne le titre de l’expo mais on ne donne pas le titre de chaque photo ! Je trouve cela déroutant car tu emprisonne celui qui va voir la photo dans ton titre, dans ta subjectivité! La photo c’est une invitation au rêve, au partage et chacun a ses lectures propres ! La photo, l’art, c’est la liberté de voir, de penser, de regarder !
C’est ce que je pense ! Je prends une prise de vue, et point ! Pour moi, les rajouts sentent mauvais en photographie parce que ça fausse un peu le regard premier en rajoutant de la couleur, ou du son! Je suis photographe, je ne suis pas un artiste d’art contemporain ! Je suis resté photographe dans le vrai sens du terme ! Je ne rajoute rien à mes photographies ! C’est la prise de vue, c’est mon regard que je mets, que je développe, que je tire sur une feuille de papier, que j’expose, ou que j’édite dans un livre !

Quel est ton sentiment profond, concernant le présent et surtout l’avenir de la photographie en Algérie ?

Ouh là ! Franchement il est difficile de parler d’avenir, parce qu’il n’y a rien ! Il n’y a pas de galeries spécialisées,  il n’y a pas de revues ! On ne cesse de le répéter ! Les jeunes sont mal pris en charge ! Je parlais tout à l’heure de la transmission qui est essentielle ! Il faut que les jeunes aujourd’hui contactent les anciens photographes qui ont de l’expérience et qu’il y ait des échanges ! C’est capital ! Il faut écrire aussi sur la photographie ! Histoire et essais. C’est très important ! Ecrire des monographies de photographes vivants ! Les livres ça circule et ça reste dans les bibliothèques ! Des films aussi, sur les photographes qui ont une expérience et qui ont marqué l’histoire de la photographie algérienne ! Pourquoi ne pas faire des DVD? Pourquoi l’ENTV ne s’intéresse pas à faire des portraits sur Khlil, ou sur Ali Marok  pour ne prendre que ces deux exemples? Ils sont encore vivants ! Lorsqu’ils meurent c’est trop tard ! Le legs : c’est ça la richesse ; c’est un trésor ! Imaginez notre ami Arkoub qui vient de décéder à Annaba et qui était un des principaux photographes durant la guerre de libération. Un inconnu !... Il est mort en laissant des clichés d’une valeur inestimable dont je ne sais où ils sont ! Peut être dans sa famille, je ne sais pas ! Espérons que ces milliers de clichés ne seront pas perdus. Arkoub a été un témoin privilégié de la zone de l’est ! Il a photographié l’arrivée de l’armée des frontières, il a photographié Bourguiba avec des responsables important du FLN ! Il m’a montré des clichés d’Abane Ramdane ! Des images fabuleuses sur la base de l’est ! Magnifiques ! Et ces clichés on ne sait ce qu’ils sont devenus ! C’est triste ! C’est ça le legs dont je te parle !

Justement! Tu viens de faire, quelque chose d’assez exceptionnel ! Une tournée en Algérie, puisque ton exposition a été Annaba, à Oran, à Tlemcen, à Alger et elle va faire Constantine ! Cinq grandes villes d’Algérie ! Tu as eu le temps, même si c’est fugace, de rencontrer des gens qui sont venus voir…  Quel est ton sentiment vis-à-vis de ces  rencontres  sur « Chronique dunkerquoise » avec le public ou les publics, parce que je ne sais pas s’il y en a un seul ?

Les gens viennent aux vernissages mais ils sont étonnés qu’un Algérien fasse un travail sur l’extrême-nord de la France ! Ils me demandent : pourquoi Dunkerque ? Ils sont étonnés parce qu’ils ne sont pas habitués à voir un photographe Algérien allé photographier l’Europe… Pour moi c’est une opportunité qui m’a été donnée par l’Association culturelle Le château Coquel basée à Dunkerque et l’Institut Français d’Annaba qui m’ont choisit pour faire ce travail de résidence de deux mois ! Ils m’ont donné toutes les possibilités pour faire le portrait d’une ville! De ce point de vue, certains jeunes à Oran ont compris que la photo est un art complet et que l’art n’a pas de frontières ! Je peux en tant qu’artiste algérien faire un travail sur la Chine, sur le Japon, sur les Etats-Unis, sur l’Australie ! Un photographe comme un écrivain n’a pas de frontières ! L’art photographique est ouvert sur le monde ! Pas uniquement des photos et des clichés sur l’Algérie ! C’est vraiment frustrant ! J’aimerais bien aller au Japon faire un livre sur Tokyo ! Photographier Tokyo la nuit est fascinant ! Puis faire découvrir ces réalités à nos publics des grandes villes et mêmes des villages de l’intérieur…

Entretien réalisé par Abderrahmane Djelfaoui


El Hadi Hamdikène en 1992

mercredi 18 mars 2015

Les poètes et la guerre d’Algérie

« La guerre d’Algérie » a bien eu lieu, puis elle a prit fin il y a plus de cinquante ans. L’aurait-on oubliée?..
Qu’est-ce qu’un poète peut « écrire » de cette guerre? La poésie peut-elle « saisir »l’évènement ?  Peut-elle le signifier ? Et nous-mêmes aujourd’hui qu’attendons-nous de tels écrits, de tels vers ? Que sommes-nous prêts à entendre de ses chants ou de son murmure?...

C’est ce serein défi que l’ anthologie (« Les poètes et la guerre d’Algérie ») entend relever en nous la remettant  « en perspective »;  en nous remettant en mémoire quelques aspects des solidarités de combat avec les humiliés : hommes, femmes, enfants, histoire, paysages et principes…


Tout commence par une photo en noir et blanc d’enfants d’Algérie, signée Jean Paul Viau. Emouvante et simple reproduction d’une fillette au foulard noué sur la tête qui porte un léger châle de laine blanche sur les épaules dont une fibule (une broche berbère) retient les extrémités sous la gorge.
Le titre du livre s’inscrit sur ce noir et blanc tel un fin nuage en bleu …
Une photo qui est un pan d’histoire, un moment de présence précieuse. Comme si ce souvenir du passé nous inondait du son profond du patrimoine. Notre patrimoine. Image qui ne représente pourtant qu’une fillette et un garçon derrière elle ;- s’ils sont encore vivants, ils auraient aujourd’hui atteint tous deux les soixante dix ans ou plus…

Puis une bonne poignée de pages de préface nous introduisent dans l’amitié de ce livre.  On nous rappelle par exemple qu’à la fin des années 50 de jeunes poètes rassemblés autour de la revue marseillaise Action poétique (celle qui édita un numéro spécial contre la guerre d’Algérie en 1960),  « pensaient que la poésie pouvait et devait changer le monde ».  

Le préfacier qui fut enfant durant cette guerre, est un écrivain au long cours. Poète, membre du conseil de rédaction de la revue Europe pendant une dizaine d’années, directeur des éditions Le temps des cerises, initiateur de l’affichage de poèmes dans le métro parisien, traducteur, essayiste, critique et journaliste, Francis Combes est aujourd’hui directeur de la Biennale Internationale des Poètes du Val de Marne,- l’éditrice de l’ouvrage que nous présentons. Francis Combes, soit dit en passant, est ce poète français dont un recueil fut traduit à l’arabe par… Tahar Ouettar ! (« Errabi’ el azrek » : apprentis du printemps- Aljahidhiya, Alger, 2009)



« Les poètes et la guerre d’Algérie » s’étire sur plusieurs chapitres. Le premier ouvre sur les poètes français contre la guerre. Le second est un « Hommage à Maurice Audin ». Le troisième est consacré à 13 poètes algériens (1954-1962). L’avant dernier chapitre présente quatre poèmes traduits de l’arabe. Le dernier, enfin, un poème traduit du kabyle et des boqalat. Suit un index des quarante quatre poètes du recueil avec une courte biographie pour chacun. Un travail soigné et méritoire qu’on aurait aimé voir dans quelques vitrines de nos librairies, pour le plaisir de le feuilleter, l’acheter et l’offrir à nos ados…

Pour un premier envoi, nous choisissons choisissons quelques poètes français en « éclaireurs ». [Revenir plus tard sur la suite….]

Le premier poème qui ouvre l’ouvrage est de 1952…

L’aube comme un cheval
Se mit sur les genoux
Devant nous
                   Alger se leva

L’Afrique à sa fenêtre
Nous regardait entrer
Je ne venais pas comme un frère

J’étais en uniforme […]

Le poème est signé de Jacques Dubois, officier de réserve durant la guerre d’Algérie et qui fut insoumis…
Le second, d’Alain Guérin, relate l’assassinat de l’Algérien Belaid Hocine, le 28 mai 1952 lors de la manifestation contre la venue à Paris du général américain Ridgway…
Suivent les vers de la journaliste Madeleine Riffaud, résistante à 18 ans, journaliste de la guerre d’Algérie et du Vietnam, qui ont la transparence de l’éternel.

Madeleine Riffaud et Picasso en 1956

On  les tue par le feu, l’eau, l’électricité
Eux qui vécurent loin des sources
En rêvant d’eau toute leur vie
Eux qui grelotaient, sans charbon
Au soleil glacé du Mouloud.
Eux qui veillaient sans lumière
Au fond d’un bidonville obscur

La première fois qu’il vit
De près
Une baignoire
Fut le dernier jour de sa vie (écrit-elle en septembre 1955)

Elle qui durant la résistance au nazisme avait pris les armes puis avait écrit un poème resté fameux dans les annales de la poésie de résistance :

« Neuf balles dans mon chargeur
Pour venger tous mes frères
Ça fait mal de tuer
C’est la première fois
Sept balles dans mon chargeur
C’était si simple
L’homme qui tirait l’autre nuit
C’était moi »
« Femmes avec fusils »


Suit un poème d’Aragon, « … Il rêve à l’Algérie », extrait du Roman inachevé (1956). 
Puis « Pour la paix » de Maurice Cury :

[…] Ils nous offrirent des décombres
Et la mort à pleines brassées
Nos tout puissants ministres de la peur
Nos anciens guerriers nostalgiques
Désiraient que nous devinssions
Des tueurs et des tortionnaires
Contre les peuples opprimés
Qui désiraient leur liberté […]  (octobre 56)


Puis ce magnifique extrait d’un poème d’Henry Deluy :

[…] C’est pourquoi
Nous pour qui la parole est un acte
Nous avons fait notre choix parmi les mots
Parmi les plus abstraits
Les plus difficiles

Ensemble nous avons mis la paix
        dans nos projets d’avenir
Au devant de la porte
Ensemble nous avons mis la Paix dans l’immédiat

Dans l’armoire quotidienne
Avec le linge des enfants.
(in la revue Action Poétique, 1960)

Le spécial  « guerre d’Algérie », n° 12, de décembre 1960 (on y reconnait le nom d’anna Gréki)


Mais que peut la poésie, contre la guerre ?

La poésie est peut être comme l’eau des ablutions qui sert à « ouvrir » l’être à la Prière. Celle de la paix. Celle de la reconnaissance de l’Autre. Celle qui aide à ne pas perdre pied dans les moments horribles et, comme une plante, croit au changement, appelle ce changement, participe à le réaliser. Avec peu. Et peu à peu…

Voilà ce qu’écrit Gabriel Cousin, un poète que Claude Roy aida à publier son premier recueil…

La femme de Maurice Audin regarde le silence. Djamila Bouhired écoute le ciel chaque matin
Et vous mon cher collègue ?

Oh ! Moi, vous savez à Pâques cette année j’ai choisi la Toscane. La terre de Sienne n’est pas encore si rouge que cela !

Et vous ?

La misère espagnole est si curieuse….

Et vous ?

La truite. La truite. Le silence. Les cheveux de l’eau. Une connaissance lente et fidèle comme pour une femme….

Ah ! Quand donc les gens de mon pays… les braves gens, bien sûr… recevront-ils la petite semence de l’inquiétude qui fait lever l’intolérable angoisse de l’injustice

Et ainsi de suite, des poètes femmes, des poètes hommes, vont de constat en dénonciation, de colère en étonnement,  d’invocation en espoir à main solidaire sur prés de 170 pages ; ces pages qu’on respire et respire encore un demi siècle après ces longues et terribles années que les responsables nommaient « les évènements » pour ne pas dire et laisser dire que c’était la guerre ….




Abderrahmane Djelfaoui


·         Les poètes et la guerre d’Algérie. Biennale internationale des Poètes du Val de Marne. Collection « Ecrire l’évènement ».2012.